Moi, je

juillet 8, 2011

Dédié à A V qui se reconnaitra

 

 

Ça a aura été formidable mais beaucoup trop court. Du jour où je me suis rendu compte que c’était bien, c’était déjà la fin.
Il s’est passé une chose tout à fait hors de l’ordinaire qui demande à ce que je m’explique. Et qui prouve que j’ai eu beau le dire on ne m’aura pas cru. C’est pourquoi je le couche sur le papier/clavier/écran à présent.
Hier pour la première fois parmi d’autres nombreux petits symptômes, un gros est arrivé. J’ai chié littéralement dans mon froc. C’était un short. Blanc. Heureusement je m’en suis rendu compte immédiatement et ai ré ouvert la maison que je venais de clore pour prendre la voiture…
Les autres symptômes sont simples : apparition d’éclairs à droite ou à gauche, perte de mémoire et de repères visuels et matériels, perte d’équilibre, oubli total de ce que je venais de me dire à l’instant. D’où la nécessité de coucher vite sur le clavier.
Et ça s’accélère. La perte de mes moyens s’accélère. C’est pénible et surtout humiliant.

La première fois que j’ai eu un bon choc c’est lors d’une hospitalisation immédiate qui m’en a forcément rappelé une autre, ô combien désagréable et même dramatique, en tout cas irréversible, mot qui fait partie de ma liste noire. Faux espoirs, humiliation, autoritaire, espoirs déçus, lâcheté, déception de l’esprit, vantardise.
Cette fois non, tout est presque calme, poli, aimable et, comble de bonheur, on vous explique ce qui va se passer, ce qu’on va faire, combien de temps ça prendra en gros. Bien sûr c’est comme au cinéma ; la majeure partie du temps, on attend. Sinon le personnel est plutôt sympathique, des gens qui ont l’air d’aimer ce qu’ils font et le font si possible en plaisantant, rassurant. Bien sûr aussi, il y a toujours la vieille aigrie ou le macho de base borné à son balai brosse. Mais bref, il t’explique ton emploi du temps de la journée, la chose qui reste profondément mystérieuse est le comportement de tout le personnel, tout dure un temps fou et quand on en a plus tant que ça, ça se ressent d’autant plus. Je reviens vous faire le prise sang dans 5 min et 30min plus tard, toujours rien. Dans les couloirs trop sonores à mon goût, chariots qui passent, sonnette d’appel quasi permanente, mais qu’ont-ils donc à appeler ainsi, moi à moins d’une urgence extrême je n’oserais jamais en user de la sorte.

Comme si mon corps était à côté de moi. Jamais sans doute il n’a autant existé dans toutes ses contrariétés et pourtant il est déplacé.
C’est la peur qui me gouverne. Étonnement de cette découverte, la peur régit mes faits et gestes. Tout ce qui concerne le corps me paraît intrusif, dangereux. Pendant un court instant peur de la mort et des conséquences, mes affaires ne sont pas en ordre, ai-je tout légué comme je le souhaite à C-L, je ne sais toujours pas s’il devra payer des impôts de succession dessus, etc. etc.
Après plus que de la mort, c’est la peur des mots (eh ! Souvenir du fameux pdm si souvent employé…) qui est venue, les mots brutaux et coupants qui ne se prononcent pas. Que j’ai pourtant bien prononcé à un moment ou un autre pour vérifier que j’avais à peu près compris de quoi il retournait, je me force à répéter ce que je pense avoir entendu. C me le confirme plus tard, j’ai bien répété tout ce que la doctoresse a dit avec éventuellement moins de précautions qu’elle, plus cru, pour être sûre de mon fait, ce que je ne suis pas puisque quelques 15 jours plus tard, je doute, je ne sais plus. C’est comme si écrire le mot allait avoir des conséquences négatives extraordinaires. Une peur irrationnelle. Bien sûr, comment être rationnel dans ces conditions ?
D’abord, non… je ne veux pas qu’ils me parlent, j’ai peur, du malheur, c’est quoi ça. Tout de suite après, la grande boule noire est là, présente, elle s’approche, m’attire, c’était donc ça ! normal que ça me tombe dessus, sorte de fatalité reconnue comme une évidence, voire une justice immanente, pour moi les mauvaises nouvelles, c’est tout ce que je mérite. Voire, que j’attends, je m’y attends. Le double saut : c’est ce que je mérite et je m’y attendais, ah si je m’y attends et pense le mériter, je l’ai donc fabriqué, et ma culpabilité est prouvée, cqfd !
Ensuite, ne pas poser les vraies questions qui fâchent, déjà que je transgresse en répétant ce que je crois comprendre de la maladie et du traitement en les durcissant au passage, je crâne un peu mais réalise, plus tard et seulement plus tard, que je n’ai posé aucune question sur un pronostic vital, de chances de réussite du traitement. J’ai pris au fur et à mesure les choses qui tombaient en répétant bêtement, en essayant de me concentrer pour tout comprendre et ne rien laisser passer, trop concentrée, pas assez libre dans mon écoute, trop empruntée, on le serait à moins…
Sensation double de l’intérêt qui se colle à toi, on s’inquiète de toi, tu existes puisque tu es digne de pitié, et de la culpabilité d’être quasi obligée d’en arriver là pour que les autres prennent conscience de ton existence. Un ras-le-bol, un trop plein qui trouve sa résolution, c’est tombé comme une brique dans la flaque et pourtant c’était comme, non pas prévu, mais comme une résolution, ça oui. Ça explique cette fatigue immense des derniers temps, cette envie de rien, ne rien faire, se mettre en vacances/vacance, ne pas s’inscrire dans le mouvement social ou sociétal, bref ne pas prendre sa place dans la société telle qu’elle est. Reconnaître tous les jours un peu davantage, que je n’ai pas envie d’y trouver ma place telle qu’elle se présente aujourd’hui ; pas les moyens sans doute non plus. D’où la peur, encore elle, de ne pouvoir l’assumer, je n’ai plus rien des conditions nécessaires pour cela. Ni la formation, ni l’expérience. Hors du jeu décidément. Mais je n’ai pas envie probablement et c’est ce manque d’envie qui me culpabilise le plus sans doute. Rattrapée par son milieu, son éducation, sa part d’inconscient collectif de classe, elle rentre dans le droit chemin, elle prend enfin la voie dictée par la loi commune. Sauf que non. Passage par un point extrême. Faire surgir l’incontournable, le non opposable. Tu n’es plus coupable, au moins plus de la même chose…

Eh bien voilà, déjà l’espoir du tout est possible, tout recommencer à zéro, s’efface. Après la grande peur du début, croire que c’est l’occasion de revoir les choses du début, reprendre à la base en changeant ce qui n’a pas fonctionné, mais le mythe (américain?) « on peut toujours refaire sa vie » semble rester à l’état de mythe de ce côté-ci de l’Atlantique. Le rêve est fini, la réalité reprend ses droits et tous les tracas qui l’accompagnent, administratifs et autres. Courte durée que cette joie inattendue !

La peur vient chez moi que l’on touche à l’intégrité de mon corps. Tout ce qui rentre, pénètre… la moindre piqûre est considérée comme invasive, quoique tant qu’il y a un début un milieu et surtout une fin, c’est ok, la seringue ressort une fois son travail de seringue effectué. Ce qui m’est difficilement supportable, c’est la perfusion par exemple, qui est posée et qui reste en place, qui fait un lien entre le dedans et le dehors de mon corps, qui ne me laisse plus dans la sécurité relative d’un corps intègre, fermé, clos. L’idée d’un cathéter ne m’enchante en rien puisque ce serait encore plus long et garder ce passage avec l’extérieur sur moi, me doucher, m’habiller, me promener avec, la crainte, vissée au corps justement, qu’il ne s’infecte, qu’un corps -encore!- étranger ne s’en mêle, je n’arrive pas à me défaire de cette crainte.

Profiter. Tel est le maître mot. C’est aussi la vie. Ne pas se mettre en attente, en stand by, « ce sera mieux demain, c’est pour demain, dans trois jours, dans trois semaines, dans trois mois ». C’est maintenant, hic et nunc. La maladie est un moment de vie, sur un autre rythme avec l’apprentissage d’autres repères, d’autres rythmes surtout, d’autres gênes et douleurs et aussi d’autres plaisirs. Le seul fait d’être privée de sorties pendant un certain temps rend désirable et merveilleuse la plus petite promenade dans le quartier quant à aller plus loin dans les bois, au lac du bois de Boulogne, c’est comme une escapade à la campagne quasiment. Tout prend une dimension différente. Je ne prétends pas qu’il faille être privé de quelque chose pour en profiter vraiment et lui donner sa juste valeur, ou de la valeur tout simplement, mais indéniablement cela colore l’évènement de belles couleurs et la pare de mille qualités parfois non soupçonnées en « temps normal ». je ne prétends pas non plus que la maladie est du « temps normal » mais j’affirme que c’est aussi un moment de vie. C’est la vie aussi.

Ne plus connaître la frontière, les limites extérieures de son corps est une expérience très particulière. On se penche et voilà que le ventre gonflé vient se coller aux cuisses également hypertrophiées. C’est le contact entre les chairs qui nous apprend là où le corps commence ou finit. La notion que l’on a de ses dimensions est fausse, on a un deuxième corps qui couvre le premier, une sorte de « sur corps » qui se rappelle à nous quand la face externe vient à rencontrer la face externe d’une autre partie de ce même « sur corps ». S’accroupir est un exemple très probant à cet égard. À peine descendu de quelques centimètres, le corps, le nouveau corps, rappelle son format et il est impossible de descendre davantage car la face arrière des cuisses vient rapidement rencontrer l’arrière des mollets et cela bien avant qu’on ne l’aurait imaginé.

Le jour où l’on reprend son format habituel, plus classique, le fait de pouvoir à nouveau tenir son bras dans une main, évaluer le tour de taille, reconnaître par le toucher la limite extérieure de ses cuisses, du ventre est extrêmement rassurant et précieux. Encore une chose que la maladie apporte. Une autre appréhension du corps, cela semble évident, mais du corps dans ses proportions est plus étonnant qu’il n’y paraît, à vivre en tout cas !

Parler des avantages de la maladie fait tout à fait incorrect. Quoi ! Non seulement elle est malade mais en plus elle y trouve des avantages. Non, il est plus sérieux et mieux vu de prendre son mal en patience, de gérer sa douleur avec difficulté certes mais avec grandeur. Il faut souffrir. Tout le monde s’y reconnaît et y trouve son compte. C’est beaucoup plus net comme ça, les rôles sont clairement répartis, les bien-portants, les malades petits malades et les malades grands malades. La situation a toute l’apparence d’être maîtrisée et il n’est pas question de revenir sur ce chapitre. Pourtant la maladie, grave s’entend, apporte certainement des choses. Au-delà de la sensation, malheureusement fugace, d’un nouveau départ, d’une nouvelle vie qui démarre, la vision du monde change. Elle est enrichie de prime abord sur des points de détails perdus de vue depuis longtemps. La joie de sortir, de faire quelques pas dehors, sur le trottoir, bientôt le tour du quartier et plus tard, le plaisir de la promenade autour d’un lac dans un parc pourtant urbain. La sensation de vert, de nature qui vous attrape, vous enveloppe, englobe tout, est magique. L’idée de pouvoir bientôt s’attabler à une terrasse de café et observer durant de longues minutes les badauds touristes qui se baladent est une délicieuse promesse. Regarder avec de nouveaux critères imposer par l’état de malade donne à mesurer le plaisir différemment. Bien sûr il y a la lutte quotidienne contre la douleur et peut-être surtout la peur. Mais aussi l’opportunité d’apprendre « le jour le jour », le hic et nunc. Ne pas anticiper, faire présentement ce qui est faisable. La valeur du présent. La maladie est aussi la vie. Le nouveau regard qu’elle impose aux malades est aussi une chance.

Et puis vient le moment où ça va mieux. On renaît à la vie, on reprend des forces. Et la formidable lucidité sur les choses de l’esprit diminue à la proportion de la forme qui revient. On y perd en visions théoriques, intellectuelles ce qu’on y gagne en capacités retrouvées à marcher, porter, parler, faire. Y aurait-il une contradiction entre le corps et l’esprit ? Vieux débat qu’il ne s’agit pas de résoudre ici mais plutôt mesurer le regret de cette approche différente du monde, avec un autre regard, quasi un regard neuf, comme un point de vue tellement distinct qu’il semble appartenir à une autre personne. Sauf qu’il m’appartient et que cette personne c’est moi, avec des moyens autres, diminués d’une part mais augmentés de l’autre. Je ne crois pas que ce soit la théorie des vases communicants qui s’applique ici mais plutôt la découverte en soi d’un autre qui existe, qui est là, mais la plupart du temps en mode veille ou repos. Alors quand on reprend suffisamment de forces pour pouvoir à nouveau communiquer et bientôt (car c’est censément le but poursuivi) participer au monde tel qu’il est, cet autre réveillé ou découvert pendant la période de faiblesse de la maladie se rendort pour laisser place à celui qui sait et qui a déjà connu le monde tel qu’il est. Celui qui a été à l’école, qui vient de tel milieu, poursuit telle carrière, telles études, tel métier, tels liens familiaux. L’autre ne donne pas de pistes pour s’inscrire dans la société et il est vite abandonné. Sans même que cela soit conscient. Et du coup on perd son droit à ne rien faire, en apparence, à s’abandonner à la fatigue bienfaisante et au sommeil réparateur, à se laisser aller, à traîner, voire à s’écouter. Il faut reprendre la bataille et du poil de la bête. Autant il est acceptable et accepté de se laisser aller quand on est gravement malade et visiblement diminué, autant il est interdit que cet état dure au-delà de la durée prévue à cet effet. Le regret de cet état voilà ce qui reste, le regret de cet autre, vague, languissant mais doté d’une lucidité qui lui donne une lecture neuve et surprenante de la vie. Peut-être est-ce la même chose avec la drogue ? Pas avec l’alcool. Être gentiment pompette ou carrément saoul ne permet pas d’approcher l’état dont il est question. Le sentiment, au début de la beuverie, d’être le roi du monde ne dure que peu et la sensation de liberté que donne l’alcool s’estompe rapidement au profit d’une vague satisfaction sur tout ce qui bouge et le repos provoqué par l’idée que ça flotte, c’est drôle et nous ne sommes responsables de rien.

La responsabilité intervient aussi. Quand vous êtes malade forcément, il ne vous incombe plus de vous préoccuper de tout ce qui appartient à la vie courante, du quotidien, les choses pratiques. Et on y prend goût très vite. Combien le quotidien nous englue, on ne le dira jamais assez. Il est pourtant nécessaire. Mais pourquoi dans le fond ? Parce que tout le monde s’y range, parce qu’il faut un minimum de lois pour gérer et régenter la vie en communauté. Parce qu’il y a un contrat social qui permet à la société, à la nation, d’exister. Mais le plus souvent ce contrat est signé sans même être conscient d’avoir tenu un stylo ou pire, il est carrément ignoré, et c’est le début des problèmes. Revenons-en à la maladie. Elle vous permet, en bonne et due forme et avec la bénédiction de tout un chacun, d’être hors contrat. Quel repos ! Quelle chance ! Quelle opportunité !

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