Fragments dits et non-dits
septembre 5, 2013- Fragments dits et non-dits
- À la boulangerie
- À l'hôpital
- Chez le notaire
- Devant la maison
- Dans la file
- Au cinéma
ARGUMENT
Dans ces six saynètes à deux personnages, Dominique Hennegrave explore le discours intérieur d’un des protagonistes dans la trame convenue d’échanges sociaux. Dans les saynètes À la boulangerie et Au cinéma, le discours intérieur de chaque personnage est présenté d’abord l’un, RECTO, puis l’autre, VERSO.
PERSONNAGES
La Boulangère
Et elle-même
La Cliente
Et elle-même
L’Interne
Le Patient
Et lui-même
Le Notaire
Lui
Et lui-même
L’Agent immobilier
Elle
Et elle-même
Elle
Et elle-même
Lui
L’Ouvreuse
Et elle-même
Elle
Et elle-même
RECTO
La Boulangère : – comme d’habitude ?
La Boulangère en elle-même : – le jour où elle les changera, ses habitudes, les poules auront des dents
La Cliente : – oui comme d’habitude
La Boulangère en elle-même : – tiens!
La Boulangère : – on est dans les temps mais il va falloir attendre encore un peu
La Boulangère en elle-même : – l’air amusé qu’elle prend quand je lui dis cela, célibataire mais pas toujours, parfois elle augmente la quantité, rarement
La Cliente : – ça ira
La Boulangère en elle-même : – combien d’enfant
La Cliente : – excusez-moi vous pensez qu’elles sortiront quand, à peu de chose près ?
La Boulangère : – oh c’est une question de minute maintenant
La Boulangère en elle-même : – qu’elle fasse un SMS pendant ce temps-là, elle gagnera quelques minutes
La Cliente : – moi cela ne me dérange pas, j’ai tout mon temps
La Boulangère en elle-même : – …j’aime…
La Boulangère : – vous avez bien raison, prenons le temps
La Boulangère en elle-même : – j’attends derrière mon tiroir-caisse, moi
La Boulangère : – tenez les voilà, coupées en deux comme d’habitude ?
La Cliente : – attendez je dois avoir l’appoint ne bougez pas, je sors tout
La Boulangère en elle-même : – Que ça passe et voilà
La Boulangère : – et pour vous ce sera quoi ?
VERSO
La Cliente en elle-même : – Elle quitte de quelques centimètres sa position centrale pour bien montrer que je suis une privilégiée et va demander avec son plus beau sourire : comme d’habitude ?
La Boulangère : – comme d’habitude ?
La Cliente en elle-même : – le jour où je les change mes habitudes, cela lui fera un tel choc que je ne sais même pas si j’oserais
La Cliente : – oui comme d’habitude
La Cliente en elle-même : – tiens, a l’air plus gaie aujourd’hui, moins stricte, droite comme un i, moins prisonnière de son rôle d’importance, son mari et elle se sont réconciliés, ils ont fini la sourde guéguerre des couples
La Boulangère : – on est dans les temps mais il va falloir attendre encore un peu
La Cliente en elle-même : – l’air amusé qu’elle prend en disant cela, c’est bien ça ils se sont réconciliés ou elle a pris un amant
La Cliente : – ça ira
La Cliente en elle-même : – combien d’enfant ont-ils ? Au moins trois puisque la petite court derrière le comptoir après l’école, la grande a servi la clientèle il fut un temps et le grand est parti à Toulouse, loin et ne donne jamais de nouvelles, il a fait une école hôtelière, attention pas du facile, tout donné-tout craché, un vrai boulot d’arrache-pied, attendre attendre mais combien de temps ?
La Cliente : – excusez-moi vous pensez qu’elles sortiront quand, à peu de chose près ?
La Boulangère : – oh c’est une question de minute maintenant
La Cliente en elle-même : – pourquoi je suis pressée comme ça ? Je n’ai qu’à faire mes SMS en retard et je gagnerai les minutes, les secondes perdues
La Cliente : – moi cela ne me dérange pas, j’ai tout mon temps
La Cliente en elle-même : – j’aimerais bien avoir mon temps, enfin, après des années à courir, à faire ceci et cela, ce qu’il fallait quand il le fallait, des flopées d’obligations, maintenant c’est décidé, je prends le temps
La Boulangère : – vous avez bien raison, prenons le temps
La Cliente en elle-même : – c’est ça les autres ont du temps et peuvent le prendre comme elle dit
qu’est-ce que c’est prendre son temps ? Tout arrêter pour aller voir quel temps fait-il chez le voisin et plus si affinités ? Qu’est-ce que c’est, aller moins vite et prendre du retard et mettre en crise tout le bon fonctionnement des choses ? Au contraire, il faut toujours avoir un temps d’avance…
oui je m’entends déjà, vous me disiez d’en profiter pour écrire ou lire mes SMS
justement est-ce cela le temps d’avance, vous en avez tellement à perdre que vous le passez sur vos mobiles à savoir : t’es où ? pourquoi pas ? à quelle heure ? et si on modifiait ? non, on garde la même, tu as raison il ne faut pas changer un premier plan une décision est une décision ; et j’en passe et des meilleures et moi… pendant ce temps-là, j’attends, j’ai tout mon temps moi, j’attends
La Boulangère : – tenez les voilà , une coupée en deux comme d’habitude ?
La Cliente en elle-même : – puisqu’elle le sait pourquoi demande-t-elle ? En cas de changement inopiné, crac boum tout qui varie et on se perd
La Boulangère : – attendez je n’ai pas la monnaie il faut que j’ouvre un rouleau de petites pièces pour l’appoint
La Cliente en elle-même : – elle ne pouvait pas le préparer plutôt son appoint comme elle dit, comment peut-on être si peu organisé si imprévoyant si insouciant ? Finalement, c’est : les autres je m’en fous, moi je fais comme ça, et voilà comme on en arrive à nos sociétés hyper individualistes où c’est chacun pour soi et toi tant pis tu n’avais qu’à t’organiser un minimum, prévoir – mais pas trop non plus, celui qui prépare sa monnaie, qui répond à la question avant même qu’elle soit posée, qui anticipe et prévoit tout, celui-là, alors là, attention, il va s’en prendre plein la pomme, il va devoir attendre les autres au mauvais moment, et ne sera pas prêt au bon et alors là, alors là, c’est sa fête parce qu’on le savait déjà, il est non seulement individualiste mais il est aussi sans pitié ce monde, on le dit, on le voit tout les jours, comment voulez-vous faire avec tous ces gens qui crèvent, n’ont pas de quoi se loger, même pas de quoi se nourrir et qui traînent et passent leur temps à rien, attendre mais attendre quoi ? Que ça passe et voilà
La Boulangère : – et pour vous ce sera quoi ?
L’Interne : – alors comment allez-vous ?
Le Patient en lui-même : – si je suis ici c’est que ça ne va pas terrible et même pas bien du tout
pourquoi s’obstine-t-elle à me poser toujours cette question de la même façon oppressante, d’un ton régulier et sérieux, avec juste ce qu’il faut d’allant, alors que je n’y crois pas une minute
elle est plutôt charmante, assez belle femme, molle, et d’une implication toute professionnelle ce qui me la rend toujours moins sympathique
Le Patient : – comme d’habitude
Le Patient en lui-même : – sourire de compassion
pourquoi devrait-elle m’être sympathique ? pourquoi attendre de la sympathie en retour ?
elle n’a pas le stéthoscope arrogant de certains ou l’efficacité prouvée et un peu rude d’autres
L’Interne : – je peux vous ausculter ?
Le Patient en lui-même : – elle demande… vraiment elle est gentille, mais molle molle, surtout ne pas lui poser de questions sinon la réponse sera entre deux et ce sera pire qu’avant, qu’avant la question
elle m’a déjà parlé de l’effet de certains médicaments – révélant par là qu’elle n’avait pas peur de se confier un tant soit peu de se révéler, mais jamais elle n’est aussi soulagée que quand le médecin, l’autre, hiérarchiquement supérieur, est présent
et quand le grand patron est là, tout le monde derrière et on sourit à ses plaisanteries sans piper mot, moi aussi d’ailleurs, je souris
la hiérarchie nous mange nous creuse, elle s’impose de façon tacite dans tout les cas de figures
l’aide soignante qui entre quasi sans frapper et entame la journée par un gai « ça va bien aujourd’hui » sans attendre de réponse toute occupée qu’elle est à son travail à faire vite et bien et surtout vite et aussi surtout bien et elle ne dispose que de peu de temps
l’infirmière qui frappe, attend un quart de seconde et sans attendre de réponse entre d’un décidé « on va mieux aujourd’hui ?» auquel vous n’osez répondre que par un borborygme insaisissable et qui fait ce qu’elle a à faire, vous aidez de votre mieux, vous commencez à connaître les soins, mais non elle préfère de ce côté-là la prise de sang, surtout ne prendre aucune initiative avec ce genre-là, celle qui frappe et prend le temps d’attendre un « oui, entrez » commence pas un grand sourire charmant puis vous met dans l’embarras en vous posant des tas de questions d’ordre médical auxquelles vous ne savez pas répondre, celle qui est plus ferme et totalement en contradiction avec ce qu’on vous a dit jusque-là soit l’interne, soit le médecin, le médecin chef, voire le grand professeur quoique ce dernier ne s’adresse quasiment jamais directement à vous ce qui résout le problème… difficile de croire que tout ce monde est en contact…
L’Interne : – ça ira, merci, tournez-vous s’il vous plaît
Le Patient en lui-même : – …en contact en communication, parle bien du même sujet, en l’occurrence vous
L’Interne : – et respirez fort, voilà, merci
Le Patient en lui-même : – je ne supporte plus de voir les mal portants dans la rue ou ailleurs
le monde, la ville, la campagne aussi bien, me paraissent plein de gens qui sont malades, handicapés, en difficulté
pire que moi, pourtant je suis servi
il faut bien que le corps médical se protège, quel boulot affreux sans arrêt en contact avec la douleur, le mal-être, elle ne me fait pas envie du tout cette femme, elle touche ma peau, m’observe
L’Interne : – je vais vous refaire l’ordonnance au vu des résultats
Le Patient en lui-même : – pour autant elle pourrait être plus impliquée
vraiment
mais elle a été malade elle aussi
elle sait ce que c’est
j’en suis certain
Le Notaire : – installez-vous, cher monsieur, je vous en prie asseyez-vous
Lui en lui-même : – il me donne toujours du cher monsieur et je ne sais jamais si je dois lui renvoyer du cher maître
il porte une fois encore ce costume ultra sophistiqué dont les coudes sont élimés, je ne comprends pas
Lui : – merci beaucoup
Le Notaire : – alors je vais vous relire les différentes dispositions prises lors de notre dernier rendez-vous, nous y avons incorporé les changements dont j’ai pris note en tant qu’officier public appelé à recevoir les actes et contrats auxquels les parties doivent ou veulent donner le caractère d’authenticité attaché aux actes de l’autorité publique…
Lui en lui-même : – ça y est je m’endors, il parle et c’est pire que tout, je me mets à chanceler de la tête et mon cerveau devient du fromage blanc comme celui de l’oncle de Vian, tiens j’ai fait une rime
surtout je ne comprends rien
je n’aurais jamais dû me mettre en face de lui avec le soleil dans le dos qui me chauffe et qui m’empêche d’écouter et puis cette mouche qui cogne contre la vitre, un rayon de soleil l’aurait réveillée ? Ou elle vient de l’extérieur parce qu’une mouche dans une étude, non, ce n’est pas sérieux
où vit cet homme ? Que fait-il ? Qu’a-t-il fait pour avoir ces mots à prononcer, écrire, ranger, archiver – non, archiver puis ranger –
quelle est cette société où tout doit être consigné quelque part, société dont seuls quelques-uns comprennent les règles, d’autres encore bien moins nombreux les ficelles et la grandes majorité, rien.
lui il déroule sans problème apparent des tas de mots et phrases – si on peut appeler cela des phrases – qui m’engagent qui vont me mettre dans telle case plutôt que telle autre et je dois en être conscient puisque c’est moi qui signe à la fin
comment peut-il avoir des cols de chemises ainsi usés jusqu’à l’os, alors que tout le reste (hors les coudes du complet) est impeccable ?
Le Notaire : – et c’est là qu’il faut me dire si nous conservons l’aliénation potentielle ou non
Lui : – je ne suis pas certain d’avoir bien saisi ce dernier point
Lui en lui-même : – rien, rien de rien, tout est tellement décortiqué et censé être clair alors que je n’y comprends rien et puis ça m’ennuie profondément et puis je m’en fous
qu’est-ce que c’est que ce lieu avec ces suites de bureaux aux moquettes silencieuses, qui s’ouvrent sur des couloirs en parquet où tout le monde marche à pas feutrés et toujours le sourire aux lèvres, la jupe aux genoux serrée et le chignon impeccablement dressé, des dossiers plein les bras, l’air pressé pressé, ultra occupé, ce luxe de tables de qualité, de chaises confortables, des fauteuils où l’on s’endort finalement et où café, thé ou eau minérale sont proposés à peine avez-vous franchi le seuil
et puis je voudrais comme il l’a promis il y a longtemps, le seul jour où il s’est déplacé jusque chez nous en annonçant d’une voix haute, forte, claire et bien placée : « le notaire fait du sport »
que le notaire fasse du sport, alors
L’Agent immobilier : – c’est là, non pas celle que vous regardez, celle d’à côté, il faut maintenant que je trouve la bonne clé parmi ce fatras, déjà sa propre clé, c’est difficile, elle est toujours cachée au fond du sac, mais alors quand vous en avez plusieurs, elles sont étiquetées pourtant, vous voyez, là il y a un numéro mais je n’arrive pas à trouver le bon, et il se met à pleuvoir enfin à bruiner, ici on n’a jamais de grosses pluies, si vous voulez vous abriter dans la voiture
Elle : – non merci, je vais en profiter pour faire le tour de la maison
Elle en elle-même : – je me suis équipée de chaussures ad hoc et pas d’escarpins moi, elle me fait mal avec ces petits talons sur ce gravier mélangé d’herbe et de boue et sa tenue impeccable destinée au travail pour avoir l’air, la maison est affreuse, entièrement crépi rosé, et un jardin qui n’en a que le nom
L’Agent immobilier : – je vous rattrape je l’ai retrouvée, vous voyez ce que je vous disais, l’avantage c’est le peu de travaux et le potentiel, énorme le potentiel, venez voir à l’intérieur
Elle en elle-même : – j’ai envie de tout sauf de rentrer dans cet endroit mais j’ai tort, à l’intérieur c’est pire que ce que j’imaginais, les nains de jardin ont été rapatriés pour la saison et tout à l’avenant, carrelage au sol, aux murs dans la partie cuisine, chichi de toutes parts, boutons de porte indescriptibles, moulure façon grand siècle, aux murs des croûtes inavouables et tout à l’avenant
ils vivaient de quoi les gens qui habitaient ces lieux, ils aimaient quoi, ils allaient où ?
L’Agent immobilier : – madame peignait et comme je crois avoir compris que vous êtes assez portée sur la chose artistique je vous ai réservé le clou de la visite pour la fin
Elle en elle-même : – je vois derrière elle l’abat-jour en perles provoquant un cliquetis étrange, elle l’a volontairement effleuré en passant en dessous, j’imagine dans la maison ceux qui adoraient ce son et d’autres le détestaient, voire la même personne selon le jour et l’heure comme lorsqu’on est irrésistiblement attiré par quelqu’un qu’on a envie d’écarter, d’éviter à tout prix à un autre moment
L’Agent immobilier : – je crois que vous devriez installer une pompe à chaleur, c’est très efficace tout le monde en met maintenant, c’est économique, écologique et d’un confort fou
Elle en elle-même : – on remonte dans sa voiture dont je salis le tapis au pied du siège passager, derrière le siège pour enfant, la voiture propre propre, il faut la vendre cette maison ou une autre, mais avec la crise, il faut, elle est prête à m’en montrer encore beaucoup
L’Agent immobilier : – revenons sur les critères ; vous voudriez qu’elle soit suffisamment en état pour pouvoir vous y installer tout de suite mais alors pourquoi pas un pavillon moderne, il y en a de très jolis vous savez et surtout très pratiques, tout fonctionne à l’électronique vous savez, les volets, le chauffage, il y a même souvent une surveillance intégrée au système avec alarme et tout ce qu’il faut
Elle en elle-même : – j’imagine la maison de Tati et me voilà pouffant intérieurement alors que dans le fond je suis désespérée, ce qu’elle me montre n’a rien à voir avec ce que je cherche, je lui parle toit en état, elle me répond déco intérieure, je lui parle habitable, elle me répond pompe à chaleur et pire atelier d’artiste car j’évoque la possibilité d’un bureau, une pièce bien à moi, un atelier où faire ce que je veux comme je veux
L’Agent immobilier : – vous m’avez dit que vous n’avez rien contre le contemporain, alors je vous ai sélectionné une maison que je vous laisse découvrir au tournant
Elle en elle-même : – et là je m’effondre, on ne peut pas décemment dire non à tout ce qu’on vous propose, au moins faire l’effort de la visite, l’écourter au maximum
L’Agent immobilier : – l’heure tourne je vais avoir peu de temps pour la visite
L’Agent immobilier : – oh mais vous allez voir, en plus les propriétaires sont là et ils sont charmants, en toute confidence ils sont un peu fou-fou artistes mais vraiment passionnants
Elle en elle-même : – l’horreur, pas moyen d’y échapper, au moins c’est la dernière pour aujourd’hui
Elle : – avance avance, il veut nous doubler lui, j’ai bien vu qu’il essayait de passer l’air de rien
Lui : – rien ne t’échappe, tu es sûre que tu n’es pas un peu paranoïaque ?
Elle en elle-même : – il y en a pour minimum trois-quart d’heure d’attente avant d’entrer
je comprends qu’il ait envie de gagner un peu de temps, d’ailleurs il rebrousse clairement chemin nous faisant sentir par mille petits signes indescriptibles que nous sommes devant et lui derrière et qu’il est l’homme le plus civilisé de la terre
chacun son tour
il suffit d’un rien pour sentir sa place ; si on te colle trop à gauche ou si on te colle trop à droite soudain l’air distrait et hop, l’autre est passé devant
Lui : – ça va être génial, tu vas voir une toute autre facette du peintre et de son jeu, celui qui regarde, observe, prend ; il a toujours été cantonné aux mêmes motifs alors que c’est un grand peintre et que son univers est extrêmement riche
Elle en elle-même : – tiens tiens il recommence ; il a posé son sac cette fois, cherché dedans et il se relève en faisant un grand pas comme si la file d’attente avait avancé autant que ça pendant ce court laps de temps
Lui : – je me réjouis ! c’est super que tu aies été libre aussi aujourd’hui !
Elle en elle-même : – ah! ça avance un peu, monsieur a repris sa place derrière nous
je vais commencer l’expo sur les genoux, moi
que les gens sont patients, et soumis ; je viens, on me place dans la file d’attente, j’attends, j’attends, je prends mon ticket, j’attends encore, je me réjouis d’attendre, je sais où je suis et pourquoi j’y suis pendant ce temps-là, je discute avec mes voisins ou mes amis si nous sommes plusieurs, on plaisante, on fait connaissance, on commence même parfois à se prendre en photo
ah les photos, c’est merveilleux avec le numérique maintenant, on peut tout prendre ce n’est plus un problème
d’abord un clic – parce que ça fait clic pour faire vrai même si c’est profondément inutile et là aussi on s’y retrouve – donc d’abord on photographie le cartouche et après l’oeuvre
c’est toujours dans ce sens je l’ai constaté plusieurs fois
c’est vrai que les gens ne vont plus s’amasser dans les églises mais dans les musées aujourd’hui
qu’est-ce qu’ils regardent vraiment ? devant l’objet, la plupart des gens ont à l’oreille une sorte d’appareil qui tient du téléphone mobile géant autant que du talkie walkie d’antan d’où sort une voix monotone mâle ou femelle qui semble raconter des tas de choses passionnantes et surtout montrer par là que cette oeuvre-ci il ne faut surtout pas la manquer, comment se faufiler, prendre le cartouche puis l’oeuvre puis passer à la suivante, moins courue car on n’y voit pas de personnes à l’appareil où se coller l’oreille – après tant d’autres oreilles collées colportant miasmes et autres bactéries en puissance ; il y a aussi le grand penseur regardeur qui lui se fiche en plein centre, prend du recul, ré avance, relève un détail, se penche dessus, scrute, réfléchis, recule à nouveau, enfin rend la chose, l’objet – ce pourquoi on a fait tout ce trajet, l’attente, l’achat du ticket, la nouvelle attente – impossible à photographier
et puis il y a des lieux où toute photo est interdite, c’était bien la peine
ça ne fait rien on a fait l’expo, on a vu, on a regardé
Lui : – on prend les audioguides hein ?
RECTO
L’Ouvreuse : – vous avez votre ticket ?
Elle : – oui je l’ai donné à l’entrée à la jeune femme là-bas
Elle en elle-même : – elle a un air si méfiant et mauvais qu’on a la sensation de passer la douane
L’Ouvreuse : – elle vous l’a rendu ce ticket, il faut me le montrer
Elle : – je ne sais pas ce que j’ai du en faire
(Elle fouille partout dans ses poches, son sac)
Elle en elle-même : – pourquoi cet air arrogant
comment jouir d’un petit pouvoir dont on dispose l’espace d’une seconde et demi et en faire souffrir l’autre au maximum
je me mets de côté pour qu’elle s’occupe des autres mais non, elle fait attendre tout le monde
Elle : – en général on ne demande plus le ticket, une fois passé le premier barrage si je puis dire, je suis désolée je n’arrive plus à mettre la main dessus
Elle en elle-même : – et derrière moi je sens bien que ça commence à s’impatienter, des questions fusent :
« que se passe-t-il ?
pourquoi on n’avance plus ?
mais que cherche-t-elle ?
que lui demande-t-on ?
on voudrait juste rentrer dans la salle, elle va finir par nous faire manquer la séance »
je ne sais pas si on parle de moi ou de la forteresse qui bloque la porte et le terrain, mais il est sûr que ça pousse derrière, de plus en plus, ils sont venus en avance exprès pour avoir le bon siège exactement celui-là, très en avant ou très en arrière ou juste au centre
il y a toujours des gens pour faire des problèmes même aux séances de l’après-midi en général fréquentées par les aficionados, les habitués, les pros
et je ne retrouve pas ce satané ticket
Elle : – je vais aller demander à la jeune femme là-bas si elle…
L’Ouvreuse : – c’est inutile elle les rend toujours et maintenant vous devez me le montrer
Elle : – bon eh bien écoutez je vais retourner là-bas tout de même pour ne pas gêner les personnes qui attendent derrière moi mais je vous assure que jusque-là on ne demandait plus le ticket une fois qu’il était déchiré
Elle en elle-même : elle commence sérieusement à m’énerver, on dirait ces voix machines « veuillez appuyer sur la touche n°3 pour avoir le service untel » et cela ne correspond jamais, mais jamais à votre demande et si par hasard vous avez la chance de tomber sur quelqu’un, la réponse, elle n’a rien à voir avec le problème auquel vous êtes confrontée
Elle : – pourquoi procéder à une nouvelle vérification ?
L’Ouvreuse : – c’est comme ça
Elle en elle-même : – voilà comme la voix machine ; je ne sais pas, c’est pour ça que je suis payée, il n’y pas de question à se poser et d’ailleurs pourquoi s’en poser, quelle utilité, quel usage, si je dois faire ça c’est que je dois le faire, je n’en connais pas la raison, on ne se pose pas la question, on fait, voilà, et surtout la phrase magique, le sésame : je fais ce qu’on me dit
Elle : – c’est nouveau ?
L’Ouvreuse : – c’est comme ça je vous dis
Elle : – tout récent ?
L’Ouvreuse : – je fais ce qu’on me dit
VERSO
L’Ouvreuse : – vous avez votre ticket ?
L’Ouvreuse en elle-même : – est-ce que je vais avoir mon jour comme je l’ai demandé ?
Elle : – oui je l’ai donné à l’entrée à la jeune femme là-bas
L’Ouvreuse en elle-même : – je le sais bien qu’elle l’a déjà donné son ticket
pourvu que oui sinon je me fais porter pâle, je ne peux pas préparer tout ce qu’il y a à faire en une seule après midi
L’Ouvreuse : – elle vous l’a rendu ce ticket, il faut me le montrer
L’Ouvreuse en elle-même : – est-ce que ma cousine va venir comme elle me l’a promis ? parce qu’avec elle c’est « oui oui » et puis après…
Elle : – je ne sais pas ce que j’ai dû en faire
L’Ouvreuse en elle-même : – je serai bien embêtée, il faudra que je demande aussi à Tante Anna et puis les filles, sinon ce baptême, il sera raté, il manquera toutes les gâteries nécessaires
Elle : – en général on ne demande plus le ticket, une fois passé le premier barrage si je puis dire, je suis désolée je n’arrive plus à mettre la main dessus
L’Ouvreuse en elle-même : – bon mais elle se dépêche ou quoi j’entends les voix qui grondent, ah ce sont tous les mêmes, ils veulent ça, ils paient et après tac tout leur est du comme un coup de baguette magique mais il faut aussi entrer dans les règles et les règles s’il y en a ce n’est pas pour rien, et c’est pour tous pareil sinon ce serait l’anarchie comme dit l’Oncle et là ça commence à sentir le désordre
tiens, qu’est-ce qui se passe du côté de la sortie ?
Ah ! justement le chef, pourvu qu’il me donne ma journée
ne pas le regarder
Elle : – je vais aller demander à la jeune femme là-bas si elle…
L’Ouvreuse : – c’est inutile elle les rend toujours et maintenant vous devez me le montrer
L’Ouvreuse en elle-même : – ah non si le chef voit qu’elle repart et qu’elle revient ça va faire du désordre et alors il est bien capable, rien que pour m’embêter de refuser mon jour, il est tellement mauvais quand il veut celui-là, toute raison est valable
Elle : – bon eh bien écoutez je vais retourner là-bas tout de même pour ne pas gêner les personnes qui attendent derrière moi mais je vous assure que jusque-là on ne demandait plus le ticket une fois qu’il était déchiré
L’Ouvreuse en elle-même : – voilà il regarde par ici
Elle : – pourquoi procéder à une nouvelle vérification ?
L’Ouvreuse : – c’est comme ça
L’Ouvreuse en elle-même : – je pourrai toujours échanger avec Irène je l’ai déjà fait pour elle, ça ne devrait pas poser de problème et puis j’ai toujours fait ce qu’on me disait
Elle : – c’est nouveau ?
L’Ouvreuse : – c’est comme ça je vous dis
Elle : – tout récent ?
L’Ouvreuse : – je fais ce qu’on me dit