Camping à l’hôpital
février 1, 2008
PERSONNAGES
Elle
Lui
Homme
Fille
Cadet
Aîné
CAMPING
Scène 1
ELLE :
Endroit parfait, moelleux du sol, douceur de l’air, silence du lieu. Idéal !
LUI :
Insupportable de chaleur, bruit incessant, les moustiques qui volent, la chasse d’eau des toilettes communes qui fuit, odeur pestilentielle des mêmes toilettes. L’enfer !
ELLE :
Odeur boisée, brin de muguet, un fond de feu de bois léger et relevé par un soupçon épicé.
LUI :
Humidité de l’air, froid qui tombe, cuvette mal aérée, bois trop proches, rivière ou mare dans les environs, tout faux.
ELLE :
Et la nature, la pureté, le contact avec les vraies choses !
LUI :
Et les bêtes qui grimpent qui piquent qui mordent qui grattent !
ELLE :
Retour aux sources, vrai contact, revenir à l’essentiel.
LUI :
Impossible de manger correctement, rien de frais, pas de glaçon, pas d’apéro, la guigne.
ELLE :
Isolement bénéfique, méditation et retour sur soi, faire le vide.
LUI :
Complexité de la moindre action, complication pour la moindre chose, ouvrir une boîte sans en mettre partout, trouver un sous-main en dur pour écrire, une lampe pour lire, quand vous avez enfin trouvé la lampe c’est les moustiques qui rappliquent, alors vous éteignez.
ELLE :
Et d’autres, au loin, qui chantent en s’accompagnant d’une guitare ou d’une flûte et c’est calme c’est serein et plein de sens. Pas inutile et vain comme le bruit incessant et criant auquel on est habitué à force de l’avoir dans les oreilles.
LUI :
Quand vous n’avez plus de lumière, rapidement vous vous ennuyez, alors vous mettez de la musique ou une émission passionnante à la radio ; mais vos voisins, qui ont les mêmes soucis que vous, eux aussi ils font jouer de la musique ou ils écoutent une émission passionnante à la radio, sauf que, en général, ce n’est pas la même, ni la musique ni l’émission passionnante.
ELLE :
Et ce moment délicieux alors que le soleil est déjà couché depuis un petit bout de temps et vous vous allongez à même le sol pour contempler les étoiles qui scintillent au-dessus de vos têtes.
LUI :
Alors résigné, vous éteignez tout et là, patatras, d’autres ou les mêmes et d’ailleurs peu importe, ils se mettent à jouer aux cartes et c’est foutu, foutu pour une bonne partie de la nuit.
ELLE :
C’est là que les bruits de la nuit montent doucement et que la brise légère se fait de plus en plus douce jusqu’à disparaître complètement, tout s’arrête, se pose ou se repose.
LUI :
Pour un peu qu’ils arrêtent de jouer ou de brailler à une heure raisonnable, ça ne s’arrange guère car l’immensité de la nuit me saisit à la gorge et je me demande bien ce que je fais là. Pourquoi ai-je encore cédé ? et le dur ? rien de tel ! de vrais murs, un vrai toit, en dur, rien de tel pour passer une vraie bonne nuit !
ELLE :
Et le sommeil vous prend et vous relâche et c’est tout simplement divin, la nuit est multipliée par deux, en temps et en intérêt. Il se passe deux fois plus de choses et la nuit est deux fois plus longue.
LUI :
Tiens ! c’est bien le seul point où nous convergeons. En effet, ce sont des nuits en général interminables et en sortir dans un état à peu près présentable demande un effort considérable. Personnellement j’ai renoncé.
ELLE :
Puis-je me permettre de vous poser une question ?
LUI :
Mais certainement, faites, faites seulement.
ELLE :
Eh bien vous justement qu’est-ce que vous faîtes là ?
LUI :
Comment ça ce que je fais là ? elle est bonne, tout comme vous, je campe.
PHOTO
Scène 2
LUI et ELLE sont en train d’installer leur campement.
ELLE :
Tu es sûr que c’était ici ? Je n’arrive pas reconnaître l’endroit.
LUI :
Certain ! Le lac sur la droite, la rive qui descend doucement et les canards, même les canards, je les ai retrouvés !
ELLE :
Ce ne sont pas les mêmes canards voyons, après toutes ces années, c’est impossible.
LUI :
Tu crois vraiment ? combien de temps vit un canard, tu as une idée?
ELLE :
Pas la moindre, c’est une bonne question et dire que j’ai attendu ce jour, ce grand jour, pour me la poser, avec toi, de surcroît.
Elle cherche fébrilement dans le sac à dos.
Tu sais, je suis heureuse d’être là, pas certaine que ce soit le vrai bon endroit mais peu importe, c’est bien. Ah ! voilà, je l’ai trouvée ! (troublée) regarde sur la photo, il n’y a pas ce bouquet d’arbres.
LUI :
Mais il suffit de se décaler, voilà, (simulant un objectif de ses mains) tu penches encore un peu, un peu plus vers là et tu vois que le bouquet d’arbres a presque entièrement disparu, et de toute façon, le bouquet en question pouvait n’être encore qu’une touffe à l’époque…
ELLE :
Tu dois avoir raison.
HOMME, les saluant :
Bonjour, excusez-moi de vous déranger, euh vous faîtes quoi, là, exactement ?
LUI :
Eh bien vous voyez, nous nous installons pour passer la nuit.
ELLE :
Bonjour Monsieur, cela ne pose pas de problème, j’espère ?
HOMME :
Eh bien, c’est à dire que, euh c’est une propriété privée ici.
LUI :
Privée ? comment est-ce possible ? ce n’est pas un terrain municipal ou communal ou départemental, enfin, je ne sais pas, quelque chose en al ?
ELLE :
Laisse parler Monsieur.
HOMME :
Quelque chose euh en al ? euh je ne vois pas bien…
ELLE, tout bas, à LUI :
Je t’avais bien dit que ce ne serait pas si simple.
LUI, même jeu :
Laisse-moi faire. (à l’HOMME) Excusez-nous, nous n’avions pas imaginé une seconde que c’était privé, je vais vous expliquer, nous sommes venus ici…
HOMME :
C’est possible, mais euh c’est privé et ça n’est pas possible de rester.
ELLE :
Attendez, je vais vous montrer quelque chose et vous allez comprendre.
HOMME :
Je suis désolé, euh Madame, mais ce n’est pas possible.
LUI, prenant la photo des mains de sa femme et lui mettant sous le nez :
Mais regardez, là regardez, vous voyez, c’est bien l’endroit ! vous reconnaissez ?
ELLE :
C’est ici ! parce que nous, nous sommes venus ici, il y a plus de vingt ans maintenant et nous voulions juste passer une nuit, vous comprenez, ce serait possible peut-être de…
HOMME :
Désolé euh, ça ne va pas être possible.
LUI :
Vous êtes le propriétaire, c’est ça ?
ELLE :
Excusez-nous Monsieur, c’est très important pour nous, vous pourriez peut-être nous dire qui est le propriétaire ?
HOMME :
Non vraiment, ce n’est pas possible. Il va falloir partir.
LUI :
Mais attendez, c’est dingue ça, dîtes-nous au moins qui est le propriétaire et nous le dédommagerons. Vous êtes le propriétaire, c’est ça ?
HOMME :
Ça ne changera rien, ça n’a rien à voir, vous ne pouvez pas rester.
LUI :
Mais on est en démocratie, on a au moins le droit de savoir pourquoi ?
HOMME :
Désolé, euh c’est une propriété privée et la démocratie n’a rien à voir là-dedans, vous ne pouvez pas rester, j’insiste il faut remballer vos affaires.
ELLE :
Monsieur, puis-je me permettre de vous demander qui vous êtes ?
LUI :
Oui, c’est vrai ça elle a raison, après tout, qu’est ce qui nous dit que vous avez voix au chapitre et que vous n’êtes pas vous-même en train de vous installer là ? Seulement voilà, on est arrivé les premiers et ça fait des jaloux. Alors le Monsieur, il invente toute une histoire de propriété privée et il veut qu’on s’en aille, mais nous, on ne veut pas partir comme ça, où est-ce qu’il est le panneau « propriété privée » ? (s’adressant à ELLE) Tu as vu un panneau toi ? Moi, je n’ai vu aucun panneau et qu’est ce qui me dit que nous sommes sur une propriété privée ?
HOMME :
Moi.
LUI :
Une propriété privée comme ça au milieu de nulle part ?
HOMME :
C’est ça.
ELLE :
Vous n’avez pas répondu, vous êtes le propriétaire, c’est ça ?
HOMME :
Je suis désolé, je n’ai pas à répondre, il faut partir à présent, euh vous ne pouvez pas rester là.
LUI :
C’est abracadabrantesque cette histoire !
HOMME, se faisant plus menaçant :
Maintenant, euh maintenant, c’est maintenant qu’il faut partir.
LUI :
C’est inimaginable ! vous allez nous obliger ? Vous allez lâcher des chiens aussi c’est ça ?
HOMME :
Voilà.
ELLE :
Mais aussi si tu étais plus patient et plus poli aussi.
HOMME :
Ça n’a rien à voir Madame, euh, la politesse n’y change rien, (durement) vous n’avez rien à faire là.
LUI :
Nous sommes bien d’accord que nous sommes au début du XXIème siècle et qu’un olibrius vient te voir et sans autre forme de procès te demande de dégager sous prétexte que c’est une propriété privée et même te menace de lâcher les chiens sur toi, en pleine journée, de nos jours, c’est…c’est…
ELLE :
Calme-toi, ça ne sert à rien.
HOMME :
C’est vous qui avez parlé de chien pas moi et je ne vous ai menacé d’aucune façon, j’applique la loi.
LUI :
Ah d’accord, on est tombé sur le timbré du village et il applique la loi même si ce n’est pas lui le propriétaire et c’est comme ça et il n’y a rien à faire ni à dire, je ne sais pas si encore on état en pleine guerre, mais là, non vraiment c’est dément !
ELLE :
Arrête s’il te plaît, ça ne va rien arranger au contraire.
HOMME :
Ne vous fatiguez pas madame, il n’y a rien à arranger, il faut partir d’une part et euh d’autre part, je ne suis ni timbré ni du village. Souvenez vous-en !
ELLE :
Monsieur, je suis désolée et conçois que les paroles un peu vives de mon…
HOMME, l’interrompant et très ferme :
Maintenant, vous partez.
LUI :
Non mais, je rêve, nous sommes revenus ici, tout exprès vingt ans plus tard et voilà que…
HOMME, de plus en plus inquiétant :
Souvenez-vous ni timbré ni du village !
ELLE, tout bas :
C’est ça aussi la province !
HOMME :
Ah aussi, votre photo, rien à voir, le bouquet d’arbres, c’est une chose, mais le monticule à côté, euh ça ne pousse pas.
ELLE, inquiète :
Le monticule ?
LUI :
Monticule ?
HOMME :
Oui monticule, de terre, vous ne le voyez pas ? il n’est pas sur la photo.
ELLE :
Il n’y a pas de monticule, je ne vois pas de monticule… ?
LUI :
… ?
HOMME :
Il va y avoir un monticule.
ELLE, bas :
Il y a quelque chose qui ne va pas, (fort) bon eh bien, nous allons nous en aller.
HOMME :
Un monticule, un tas, un monceau, une motte si vous préférez, euh une grosse motte.
LUI :
Ah bien oui, nous préférons, une motte, c’est mieux, n’est-ce pas ma…
HOMME :
Un tertre, euh un tumulus aussi si vous voulez.
ELLE :
Bon en bien nous, c’est pas que nous soyons pressés mais il va falloir qu’on y aille.
HOMME :
Pas une colline non, pas une dune euh, tout de même pas, non !
LUI :
Non bien sûr pas une montagne non plus et encore moins une chaîne de montagnes.
ELLE :
Et pas une falaise non plus voilà, je suis prête, au revoir, bien le bonjour chez vous.
HOMME :
Chez moi ?
LUI :
Oui, c’est ça, au revoir, bonne journée.
HOMME :
Chez moi ?
ELLE et LUI, détalant :
Allez au revoir !
HOMME, tout bas imperceptible :
Pauvres, euh pauvres imbéciles, tout ça pour un tas de terre.
RÉVEIL
Scène 3
Noir. Silence. De temps à autre, on entend un soupir ou un corps qui bouge. Puis à nouveau, le silence s’installe.
ELLE :
Psitt ! Chéri !
LUI :
Mmh ?
ELLE :
Chéri ?
LUI :
Oui ?
ELLE :
Tu as mis le réveil ?
LUI :
Le réveil…? ah ! le réveil ? pourquoi le réveil ?
ELLE :
Pourquoi, comment ça pourquoi, tu sais bien pourquoi !
On entend un grognement vague et un souffle régulier, de toute évidence, LUI s’est rendormi.
ELLE allume une lampe torche.
ELLE :
Chéri !
LUI :
Mmh…ah ! qu’est ce qui se passe ? que voulez-vous ? oui en retard, oui lit pas fait, oui pas prêt, oui dans cour, oui garde-à-vous, oui dernière fois, oui sans faux pli.
ELLE :
Où est-il ce réveil?
LUI :
Pas entendu clairon, oui qui sonne.
ELLE :
Mais c’est incroyable, dès que je ne m’occupe pas d’une chose, ça ne fonctionne pas, moi, je le range toujours dans cette poche et il n’y est pas évidemment !
Bon, où est-ce que tu as mis le réveil ?
LUI :
Le réveil…? ah ! le réveil ? pourquoi le réveil ?
ELLE :
Tu te moques de moi à la fin, où est ce réveil ?
LUI :
C’est joli, tu dis « à la fin » comme ma grand-mère le disait. J’adore ça, c’est toute une philosophie magique, parce que ce n’est qu’à la fin que finalement, il se passe quelque chose, à la fin, la fin de quoi ? à la fin de rien, et c’est là que ça devient passionnant.
ELLE :
Il n’y a rien à la fin.
LUI :
C’est avant la fin qu’il n’y a rien !
ELLE :
Comment peux-tu dire ça ? c’est tout l’inverse, c’est à la fin qu’il n’y a rien, avant, il y a tout.
LUI :
Tout…?
ELLE :
Tout.
LUI :
Tout quoi ?
ELLE :
Tout le reste !
LUI :
Et nous y voilà ! le reste…le reste de quoi ? de rien !
ELLE :
Mais tu n’y es pas du tout, le reste du tout, de ce qu’il y a avant la fin.
LUI :
Encore une, j’adore !
ELLE :
Encore une quoi ?
LUI :
Une expression ! Et dire que tu ne l’as jamais connue !
ELLE :
Je ne l’ai jamais connue, l’expression ?
LUI :
Ma grand-mère voyons, Julie !
ELLE :
Julie ! c’est une plaisanterie, jamais ta grand-mère ne s’est appelée Julie, je ne comprends rien à la fin, où est cette lampe à présent ?
LUI :
Et tu redis « à la fin » ! tu es vraiment merveilleuse !
ELLE :
Il y a maldonne, je ne t’ai jamais connu de grand-mère répondant au prénom de Julie. Ou tu te moques de moi ou tu dors encore, disons tu rêves, tu parles en dormant ou…
LUI :
Ou?
ELLE :
Ah ! c’est cela !
LUI :
Hé bien voilà, tu as trouvé !
ELLE :
Donne-moi ta main.
LUI :
Ma main , oh oh comme tu y vas !
ELLE :
Donne je te dis !
LUI :
Eh bien voilà attrape-là.
ELLE :
Ah! Elle est gelée.
LUI :
C’est à dire qu’il ne fait pas très chaud sous cette tente et au beau milieu de la nuit, presque à l’aube même, quelle heure est-elle ?
ELLE :
Où est le réveil ?
LUI :
À sa place.
ELLE :
C’est à dire?
LUI :
Dans l’étui jaune de la grande poche intérieure du sac à dos beige, le plus vieux.
ELLE :
Il n’y a pas de sac à dos beige, il n’y a pas et n’y a jamais eu d’étui jaune, sauf pour mes lunettes de soleil et encore c’était du temps où tu n’étais même pas né, enfin si évidemment, mais nous ne connaissions même pas, et la grande poche intérieure n’a jamais été sa place. J’en arrive donc à la conclusion que…
LUI :
Tu en arrives à la conclusion…dis-y c’est alléchant !
ELLE :
« Dis-y » mais qui est ce qui t’a appris cela ? ta grand-mère peut-être ! Julie ?
LUI :
La conclusion, la conclusion !
ELLE :
Tu es un escroc !
LUI :
Ah bravo ! et c’est pour ça que tu m’as fait attendre et alléché en l’odeur de ces bois des hôtes réunis ?
ELLE :
Non seulement un escroc mais tu n’es pas toi.
LUI :
Pardon jeune madame, je ne comprends pas bien tout là.
ELLE :
Moi, je me comprends, je m’entends et à la perfection.
LUI :
Encore une, t’es trop forte mais vraiment j’adore ça !
ELLE :
Ça va, ça va, il va falloir se calmer à présent.
LUI :
Me calmer ? alors que je suis sous le coup de la loi de ton charme juliesque ?
ELLE :
Il faut que j’arrive à décrypter, à trouver qui tu représentes, qui tu es à la fin.
LUI :
Ah ! je me pâme. Elle continue… ce pouvoir que vous avez, vous les femmes, à nous mettre sous la pression de chardons des buissons ardents, c’est merveilleux. Si nous étions capables d’en faire, pas autant, mais un peu, de cette espèce-là, nous serions les rois du monde alors que…
ELLE :
Même pas les princes ! Je n’entrevois toujours pas le moindre indice qui me permettrait de découvrir ton identité réelle.
LUI :
Mais tu es folle ?
ELLE :
Non, pas le moins du monde, pourquoi dire cela?
LUI :
« Pas le moins du monde » et ça continue… Parce que je suis qui je suis, tu le sais parfaitement bien et tu ne peux pas le nier, je suis qui je suis c’est tellement crétin, je suis mon identité, c’est moi, tout simplement, moi, c’est ça mon identité, qu’est-ce que tu vas chercher?
ELLE :
Tu caches derrière un symbole qui m’échappe encore à l’heure actuelle, quelque chose cache ton identité réelle, fait écran si tu préfères.
LUI :
Ah non, je ne préfère pas du tout, je suis contre. Fait écran ! n’importe quoi ! Cache ! n’importe quoi !
ELLE :
Et pourtant, tu auras beau dire. D’ailleurs si besoin était, Julie en est une preuve évidente, on dirait même chez nos amis Anglais « It’s obvious, isn’t it dear? »
LUI :
J’ai vraiment cru que tu allais dire chez nos amis les bêtes ! tu es vraiment impayable, j’adore ça et en english s’il vous plaît, ah elle déguste la république avec des comme vous !
ELLE :
Voilà, continuez sur cette voix-là et je vais trouver, c’est certain, je le sens venir le sens et c’est à ce moment précis qu’il ne faut pas lâcher tout en laissant faire, ah bien sûr ce n’est pas facile, mais on y parvient en se concentrant et en restant décontracté, par exemple, « for instance in that case », savoir où est précisément ta main, tout en pensant à lâcher l’épaule, l’avant-bras, le coude, le poignet, (en s’échauffant) la main, la paume, chaque phalange, chaque doigt, tout le bras en entier à la fin !
IL, à voix haute et énervée, de la tente voisine :
C’est pas bientôt fini ce raffut ! C’est un cours de gym, ou quoi ? (plus fort) c’est bon les gars, on dort ici, OK ? (encore plus fort) Je le dirai pas deux fois, silence radio. (très fort) OK ?
ELLE, se réveillant en sursaut :
Ah ! qu’est-ce qui se passe ? que voulez-vous ? oui en retard, lit pas fait, petit-déjeuner pas prêt, dans cour, garde-à-vous, dernière fois, sans faux pli.
POÉSIE
Scène 4
FILLE :
Pousse-toi, tu prends toute la place.
CADET :
C’est toi qui a voulu venir ici, c’est toi qui a choisi de te mettre de ce côté et c’est qui qui râle ?… passons…
FILLE :
C’est Kiki ?
AÎNÉ :
Bon, vous ne commencez pas tout de suite, on est à peine installés.
CADET :
Comme quand on était petit, fallait toujours jouer à la marchande et quand ce n’était plus la marchande, c’était à l’école qu’il fallait jouer.
FILLE :
Faux ! on jouait aussi à la secrétaire médicale. Trop fort ! Et aux, et aux… voitures, trop passionnant, on ne jouait pas avec tes voitures, peut-être?
CADET :
Si, exact, seulement les voitures, elles allaient à l’école, sinon plus personne.
FILLE :
Allez dis-lui de se pousser, je ne peux pas bouger, je ne peux même pas respirer, tiens, je vais étouffer.
AÎNÉ :
Tu est sûre que tu n’exagères pas un peu là?
FILLE :
C’est qui qui dit ça?
AÎNÉ :
C’est KIKI ! on ne dit pas : « c’est qui qui » ce n’est pas faute de vous l’avoir répété !
FILLE :
Oh ça va bien, l’aîné, là, bientôt on va avoir droit au chapitre -larmes comprises- sur les devoirs et leçons apprises au coin du feu, sous l’œil bienveillant de sa seigneurie, l’autre œil surveillant la soupe qui répandait une douce ou âcre odeur ?…
CADET, se mettant à déclamer :
… seigneurie qui prenait sur son propre temps libre pour aider la progéniture qui suivait…
FILLE :
…par malheur, qui suivait…
CADET, de plus en plus grandiloquent :
Lui, qui était si bien tout seul, là-haut sur sa colline, avec papa et maman rien que pour lui, tout seul et puis il a fallu que ça se pointe et que ça arrive.
FILLE :
Et que lui soient enlevées la suprématie et la douceur du sein maternel et la grande, quoiqu’un peu bourrue, bonté paternelle…et il fallut partager.
CADET :
Et voilà encore un exemple de génie foudroyé sur place par la dure adversité de la vie, mes enfants, prenez-en de la graine, la vie est une vallée de larmes et non pas un long fleuve tranquille, sachez-le et retenez bien la leçon de ce brave garçon qui se sacrifia pour sa famille et qui jamais n’en conçut la moindre aigreur et pourtant… Et pourtant cela mit fin à tout espoir, tout rêve de carrière, bien légitime étant donné les capacités repérées dès son plus jeune âge, chez le petit garçon qui, chaque jour, empruntait le chemin de la communale, conscient de la chance qu’il avait, un si bon maître qui lui apprenait tant de choses, et le préparait à un avenir, un grand avenir, à la mesure de son talent.
Mais il en fut tout autrement puisque donc il se dévoua sans mesure, sans compter, renonçant à tout jamais à toute perspective d’un avenir brillant auquel non seulement il avait bien droit mais aussi à qui il était tout destiné, car dès son plus jeune âge; il fut repéré…
AÎNÉ :
Oh ça va ! tu l’as déjà dit ça, tu tournes en boucle!
CADET :
Dommage je me sentais assez en verve ce soir.
AÎNÉ :
Vous vous rappelez quand, sous prétexte de retarder encore le moment tellement attendu tant espéré et toujours repoussé, histoire de gagner encore quelques kilomètres supplémentaires du…
LES TROIS ENSEMBLE, hurlant comme s’ils crevaient de faim :
Pique-nique !
FILLE :
Le pique-nique ! le pique-nique !
AÎNÉ :
J’ai mal au cœur !
CADET :
Pipi !
AÎNÉ :
Et pour nous faire patienter, maman avait proposé le jeu des poésies, et c’est moi…
CADET :
Non, c’est moi !
AÎNÉ :
Pas du tout, c’était moi !
CADET :
N’importe quoi, c’était évidemment moi, tu as jamais retenu la moindre poésie, alors je vois pas comment ça peut être toi !
FILLE :
En tout cas c’était pas moi, j’ai toujours trouvé ce jeu débile, à valeur éducative débile et à peine cachée, mais évidemment vous, ça vous échappait, et vous obéissiez comme des bons petits agneaux que vous étiez.
AÎNÉ :
Tiens, ben justement, c’était « Le Loup et l’agneau » !
CADET :
Alors là ! encore une preuve supplémentaire que ce n’était pas toi, en quoi c’est drôle que ce soit « Le Loup et l’agneau » hein ? vas-y, ben vas-y, expliques-y…
AÎNÉ :
On ne dit pas, on ne peut pas dire : expliques-y.
CADET :
Oh bon, ça va, on s’en balance ! en attendant, j’attends : le loup, donc ?
AÎNÉ :
Ben tiens, « la raison du plus fort est toujours la meilleure » !
FILLE, à mi-voix :
Réflexion d’aîné…
CADET :
Ah là, bravo, je m’incline, bel effort sur la droite de la tente ! et pouvons-nous savoir en quoi ça a un intérêt quelconque pour notre histoire dans laquelle nous étions, je le rappelle, réduits à l’état de sardines à l’arrière d’un véhicule qui était tout sauf une Torpédo et qu’il fallait s’avaler encore et encore des kilomètres sans avoir le droit ni de chanter ni de rire…
FILLE, interrompant :
Ni même de parler car je vous le rappelle mes enfants, vous avez un seul droit…
LES TROIS ENSEMBLE, à voix forte :
C’est celui de vous taire !
Temps.
FILLE, avec une petite voix :
…et encore il ne faut pas en abuser car on parle de vous le retirer.
Temps.
FILLE :
Mais soyons justes : nous avions, en cette occurrence, le droit de réciter, ce que donc l’un de vous fit et…et… sorti « Le Héron » d’un seul trait à toute vitesse jusqu’à… « l’appétit vint » !
Et là, récompense : pause et pique-nique.
CADET :
Et la fois, la fois, vous vous rappelez, on avait eu le droit, c’était une des premières fois, de dormir sous la tente, et tu sortais tout le temps en disant : »bon je vais pisser un bock » !
FILLE :
Ah oui, oui, c’est drôle ça, merci de votre intervention au centre, on sent une légitime envie de cohésion du groupe et de consensus. C’est réussi, il n’y a rien à dire.
AÎNÉ :
Et quand on a emmené le chien avec nous et qu’il a pissé sur toute la toile !
CADET :
C’est toujours mieux que quand la chatte qui s’en était servi de nid pour faire ses petits !
AÎNÉ :
Oh la oui, qu’est-ce qu’on s’était fait engueulés sur ce coup-là !
FILLE :
Enfin surtout moi parce que j’étais soi-disant responsable de l’animal domestique !
CADET :
Mais non, tu ramènes toujours les choses à toi, on s’est tous fait engueulés, comme des pourris, parce qu’on n’avait pas bien plié et rangé la toile de tente.
AÎNÉ :
Ah bon, tu crois ? je me rappelle pas de ça.
FILLE :
Tiens, moi non plus, par contre…
CADET, l’interrompant :
En revanche !
AÎNÉ :
Ah, tu me l’as ôté de la bouche !
CADET :
C’est ça la dextérité, faut t’y faire et encore je ne suis pas dentiste.
FILLE :
Bon bref, la fois où, ça c’est certain, on ne les avait pas rangés les tapis de sol qu’on avait sortis et que cela avait été déjà pas commode d’obtenir la permission de dormir à la belle et qui se sont envolés parce qu’il y a eu une tempête et que…
AÎNÉ :
Ah ? les sortes de matelas fins que maman avait confectionnés dans du tissu écossais ?
CADET :
Oh la oui ! et le discours sur le travail que cela avait représenté et nous qui étions négligents et blablabla.
AÎNÉ :
N’empêche ce n’est pas faux.
CADET :
On les a retrouvés finalement.
FILLE :
En effet, détrempés, un dans un champ voisin, l’autre dans un buisson d’épineux et le troisième trônant sur le lisier des cochons !
AÎNÉ :
Tiens ça, je ne m’en rappelle pas.
FILLE :
C’est quoi votre meilleur cauchemar?
AÎNÉ :
Ah non tu ne vas pas commencer, après tu vas avoir peur.
FILLE :
C’est toi qui auras peur.
CADET :
Moi, j’ai déjà peur.
FILLE ET AÎNÉ :
…?
CADET :
Vous n’entendez pas ? Là…chut écoutez ce petit grattement, là…on dirait que ça creuse, vous entendez ? (à mi-voix) Là ! on l’entend bien !
FILLE, à mi-voix :
Je n’entends rien du tout, pousse-toi un peu, n’en profite pas pour reprendre toute la place
AÎNÉ, à mi-voix :
Ne bougez plus ! taisez-vous ! En effet, on entend un bruit, il y a un bruit.
FILLE, à mi-voix :
Quel sorte de bruit ?
AÎNÉ, à mi-voix :
Sais pas, un bruissement
CADET, à voix basse :
Un frou-frou plutôt, non ?
FILLE, à voix basse :
Un ronronnement, peut-être.
CADET, à voix basse :
Ou un bourdonnement ?
AÎNÉ, à voix basse :
Un gargouillement ?
FILLE, à voix basse :
Un glouglou.
CADET, à voix basse :
Un gazouillement ?
AÎNÉ, à voix encore plus basse :
Un gémissement ?
FILLE, à voix toujours plus basse :
Un clapotement ?
CADET, même jeu :
Une respiration, un souffle.
Temps.
AÎNÉ, même jeu :
Une plainte ? non…un craquement.
CADET, même jeu :
Pas du tout : un crissement.
FILLE, même jeu :
Eh ! un crépitement.
CADET, même jeu :
Une crépitation, tu veux dire?
AÎNÉ, même jeu :
Un clapotis.
FILLE, même jeu :
Oh non, un cliquetis.
CADET, même jeu :
Un tintement.
Temps.
FILLE, à peine audible :
Eh on arrête, j’ai peur moi là.
ON MANGE
Scène 5
ELLE :
Je te l’avais dit !
LUI :
Quoi ?
ELLE :
J’en étais sûre !
LUI :
Mais quoi ?
ELLE :
Tu vois, c’était du tout cuit, pas moyen d’y échapper, si on revient là, on n’y échappera pas.
LUI :
Bon, tu m’aides ou quoi ?
ELLE :
Ce n’est pas la peine !
LUI :
Arrête, voyons, voyons !
ELLE :
Je te dis ce n’est pas la peine, tu peux arrêter tout de suite, on remballe tout.
LUI :
Ah non, hein, tu ne commences pas, on ne remballe pas, je viens à peine de mettre la dernière main à l’auvent, il ne manque quasiment que la touche finale, on sort les duvets, la table de nuit et on est bon.
ELLE :
On n’est pas bons du tout. Ça ne va pas aller. Il faut reprendre tout à zéro et autrement.
LUI :
Pourquoi ? ah attends, je sais ce qui ne va pas (semblant arranger quelque chose dans l’espace) regarde, c’est mieux comme ça ?
ELLE :
Non, il n’y a même pas à discuter, on remballe, on remballe, un point c’est tout !
LUI :
Et regarde (s’appliquant) là, voilà, c’est encore mieux, tu vois ?
ELLE :
Je ne veux pas voir, VOIR, il n’y a rien à voir, c’est du tout vu, du tout cuit, il n’y a rien à faire.
LUI :
Ah ben tiens justement ! à propos de tout cuit et si on se préparait une petite tambouille de derrière les fagots, hum ? Alors, alors, voyons ce que nous avons…
(cherchant dans un sac) voilà, voilà, qu’est ce que ça peut bien être que ça ?
ELLE :
Laissons tomber, je t’assure, je ne vais pas moisir plus longtemps ici !
LUI :
Moisir…moisir…je ne vois pas, pourquoi soudain voudrais-tu moisir ? alors que tout est délicieux, merveilleux, comme nous aimons, avec ce bruit de l’eau de la rivière qui saute sur les pierres et les roches au milieu d’arbres qui se penchent sur elle comme pour la saluer, elle si gracieuse et fraîche, une vraie jeune fille qui virevolte entre les joncs et les cailloux et les grenouilles. Ici un bon à droite, là à gauche, plouf et elle s’engouffre de plein fouet dans le ravin, la petite chute, oh une cascade miniature, la coquine, ce n’est pas mirifique… ?
ELLE, l’observant partir dans son envolée lyrique :
« Merveilleux, comme nous aimons » comme tu aimes disons, ça te donne des idées et des ailes.
LUI :
Absolument, moi le charme bucolique j’adore !
ELLE :
Voilà autre chose, le charme bucolique, n’importe quoi ! bucolique ! sais-tu seulement ce que signifie ce mot : bucolique ?
LUI :
Evidemment que je le sais ! et quand bien même ! je ne t’en donnerais pas la définition exacte, quelle importance ? si je ne le sais, je le sens moi, madame.
ELLE :
Et bien voilà si tu sens tu dois sentir aussi que ça ne va pas, qu’il n’est pas question que nous restions une minute de plus de toute évidence, tu ne le sens pas ?
LUI :
Ah ben là non, je dois avouer que je ne sens pas ça du tout !
ELLE :
Nous y voilà, il y a sentir et sentir. Bien, pour sentir les collerettes blanches et autres pâquerettes fraîches et papillonnantes, il n’y a pas plus fort, mais pour aborder ce que je peux sentir moi, il n’y a plus personne. Et si je te parlais de ces bourdonnements sans fin qui me tarabustent les oreilles et ces insectes qui viennent butiner à toute heure et ces milliards de milliards de bestioles là, partout qui bougent, grouillent, se nourrissent, chassent, construisent, copulent très certainement et quoi d’autre encore ? je n’ose même pas l’imaginer !
LUI :
C’est bien dommage, quand tu t’y mets tu as une imagination délicieusement débordante !
ELLE :
Ah ! je te parle de sentir ! Et ses effluves, tu en fais quoi ?
LUI :
Viande rouge ou brochette de dinde ? Je ne saurais le dire, c’est encore un peu tôt, mais ça va griller sec d’ici peu !
ELLE :
La nourriture, plaisir commun, alors que je te parle de cette tendance mousse avec relents de moisissures prenant le dessus par instants, je te parle de cette âcreté qui gagne sur la douceur de l’herbe coupée, de cette étrange odeur qui n’est déjà plus le champignon et pas encore la pourriture, de cette flagrance mouillée qui va côté salé, là où ça ne sèche jamais, comme à la mer.
LUI :
Débordante et alléchante ! tu me donnes faim !
ELLE :
Et à part manger, autre chose en tête ?
LUI :
Là précisément, je t’avouerai que non, que non mais il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je vire tout ailleurs.
ELLE :
Mais c’est dingue ça, on ne m’avait pas prévenue, tu es tout de même très pensée unique, non ? limite obsessionnel, non ?
LUI :
Sur certains sujets, oui, je ne le nierai pas, alors venons-en au fait.
ELLE :
Au fait ?
LUI :
De quel côté penchons-nous ?
ELLE :
On déboulonne !
LUI :
Ah non, ça ne va pas te reprendre !
ELLE :
C’est impossible, je m’étonne que tu n’aies pas encore compris quoique étant donnée la nature de tes impulsions, ça m’éclaire.
LUI :
Et bien puisque nous voilà éclairé, je propose que l’on passe au thème suivant
ELLE :
Qui est ?
LUI :
Devinette !
ELLE :
… ?
LUI :
Quand est-ce qu’on mange ?
ELLE :
Quand on aura tout remballé.
LUI :
Mais qu’est ce que c’est que cette menace continuelle sur le gîte pourtant fort bienvenu lorsque la bise fut venue. Je vais dépérir. Je le sens, tiens, des faiblesses qui me prennent, là, et là, ça tourne, alors il faut que je m’allonge, odeurs de bois et mousse tendance pourrie ou pas.
ELLE :
Petite nature ! et ça veut rester dans un endroit guère accueillant, aussi peu adapté, voire répulsif, dangereux peut-être même.
LUI :
Quelque chose ne va pas, ne va pas, je ne comprends toujours pas ce qui ne te plaît pas ici, j’en suis arrivé à me demander si c’est un problème de Feng Shui.
ELLE :
De fenouillet, tu veux dire.
LUI :
Ah bien, voilà autre chose, le Feng Shui j’ai mis trois mois à tenter d’envisager une ombre de quelque chose qui pourrait ressembler à une explication, mais fenouillet, là je m’avoue vaincu, dépassé, il est dépassé le garçon, il ne sait plus. Tu m’aurais dit Fenouillard, j’aurais fait le lien avec la famille mais là… j’abdique !
ELLE :
Bon alors, on bouge ?
LUI :
Non ! (temps) Et voilà c’est facile à dire finalement : non.
ELLE :
Oui mais ça avance à quoi ?
LUI :
Comment quoi, ça avance à quoi ?
ELLE :
En quoi tu es plus avancé maintenant que tu as su dire non. Tu l’as prononcé, articulé, formulé, très bien. Et puis ?
LUI :
Et puis rien de spécial, je dis non et je ne bouge plus.
ELLE :
Tu ne bouges plus de quoi ?
LUI :
De ma position, tiens, elle est bonne !
ELLE :
Ta position… physique ou mentale ? Géographique ou sensitive ?
LUI :
J’ai dit non et je le répète : non, non et non ! (temps) Voilà c’est clair je crois.
ELLE :
Je l’ai toujours pensé et cela se confirme : dire non est plus facile que l’inverse. Ainsi une fois dit, on n’est guère plus avancé si ce n’est que son ego a pris un coup de fer à reluire.
LUI :
De fer à reluire ? tu es certaine ? un fer ? ce n’est pas plutôt une brosse ou quelque chose d’approchant ?
ELLE :
Approchant de quoi, d’un fer ? quoi de plus approchant qu’un fer du reluire ?
LUI :
…
ELLE :
Je t’écoute… « non » excepté, tu sais bien dire quelque chose, n’est-il pas ?
LUI :
Tu te rappelles un jour nous étions au théâtre et la pièce qui se donnait était… ah j’ai oublié le titre !
ELLE :
Et l’auteur ?
LUI :
Ah ben l’auteur, c’est différent : je ne l’ai jamais su.
ELLE :
En effet c’est plus simple et plus reluisant aussi !
LUI :
Peu importe et la pièce et l’auteur, ce qui nous intéresse dans le cas présent c’était la façon que les deux protagonistes, un homme une femme et
ELLE, elle l’interrompt en chantant :
Chabadabada… chabadabada !
LUI :
Ah épousez une intellectuelle qu’ils disaient, je vous assure, ça vaut le déplacement. D’abord ça veut camper et ça adore cela, mais, mais à certaines conditions et
ELLE, l’interrompant à nouveau :
Oui à certaines conditions, j’espère bien. Alors ton homme et ta femme, ils font quoi là dans leur canadienne pur jus années 65, ils s’en sortent ou bien ils finissent dans le Larzac plein de boutons genre acné juvénile à retardement et laine à grosses franges ?
LUI :
Dis, ne renie rien, s’il te plaît !
ELLE :
Loin de moi cette pensée mais moi j’aime bien savoir ce qui se passe : alors ces deux-là, ils en sont où ?
LUI :
Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants !
ELLE :
Non ?
LUI :
Non, bien entendu, ils se disputaient sans arrêt, mais sur le mode plaisant extrêmement plaisant, gracieux même, alors on en venait à être pour l’une puis l’autre, puis finalement on ne pouvait plus s’identifier à aucun. Et c’est là que c’est très fort, tu assistes à un spectacle, bon niveau, culture de base plus-plus et tu réalises que ce texte démonte toutes les lois communes de la dramaturgie : impossible de savoir qui est le personnage principal, le héros, le méchant, le bon, le toujours prêt, le gentil, le fainéant, le profiteur, l’emmerdeur… cela passe sans arrêt de l’un à l’autre et tu ne peux plus avoir l’esprit tranquille et satisfait de la belle œuvre bien faîte et claire, sans zone d’ombre. Le texte était débile, bien entendu, avec de telles zones d’ombre que celles de lumières – rares – passaient inaperçues, juste le temps de réaliser que c’en était une, on repassait à l’ombre.
ELLE :
Bon. Et bien ?
LUI :
Comment ça « Et bien » ?
ELLE :
Le rapport ?
LUI :
Le rapport ?
ELLE :
Oui, bon. Cesse de répéter tout ce que je dis avec cet air d’une finesse à rendre jaloux un douanier en poste à Roissy Charles-de-Gaulle aérogare 5 et explique le rapport avec le fer à reluire.
LUI :
La brosse ! la brosse !
ELLE :
Bon et le cirage si tu préfères. Dis-y voir.
LUI :
Ah ! alors là, je suis scotché, tu m’en bouches un coin, tu me surprendras toujours mais là, je n’y suis plus du tout, du tout, c’est fameux.
ELLE :
Remettons-nous, de quoi s’agit-il finalement ?
LUI :
C’est un vrai langage de charretier, où est-ce que tu as appris à parler comme ça ?
ELLE :
N’importe quoi ! comme si je ne pouvais pas causer comme ça m’arrange à mon mood et le reste, non mais des fois, il me targue je t’assure.
LUI :
Il te targue, qui ça ?
ELLE :
On ne dit pas : « qui ça » on dit « de qui s’agit-il ? » voire « de quoi s’agit-il ? »
LUI :
Tiens, il pleut !
ELLE :
Ah non, pas ça, ça ne te va pas pour un médecin de campagne.
LUI :
Pas de campagne, généraliste oui, mais pas de campagne et pourtant Dieu sait si j’aimerais bien.
ELLE :
Vivre à la campagne, pourquoi pas, mais dans du dur pas sous la tente.
LUI :
Tu n’aimes pas camper finalement ?
ELLE :
Non bien sûr que non, qui aime cela ? Observons franchement et en toute quiétude les tenants et aboutissements de l’exercice. Tu en connais beaucoup des gens qui préfèrent sciemment et consciemment un sol dur, jamais bien plan où, même quand tu te sers d’un lit de camp tu n’es jamais assuré qu’il ne va pas se refermer sur toi dans le meilleur des cas – car dans ce cas, la chose est définitivement réglée : tu peux abandonner le terrain en toute tranquillité, tu n’auras pas déchu – mais la plupart du temps, non il se contente de pencher d’un côté le lit, et ça penche, alors tu te entames une rotation sur toi-même, en douceur histoire de ne pas verser et là ça penche toujours mais c’est le centre, ça s’enfonce au centre, si ! si ! ça s’enfonce ! et comme tu avais tenté de dormir sur le ventre autant dire que c’est « dos-coincé-assuré » pour le lendemain si tu restes dans cette position en admettant que tu parviennes à t’endormir. Donc, position de repli : chien de fusil, il n’y a guère le choix, là ça commence à aller un peu mieux et en effet ce petit bruit de la nuit en extérieur commence à t’agréer et tu sens le doux bon sommeil du juste te gagner. Or ce qui te gagne c’est une moustique femelle suivie, et de près, par un, puis deux et trois mâles en furie ! Bon là, foutu pour foutu tu cherches le Fly-tox que tu as mis dans le fond du sac sans le dire à personne – rappel : ne pas déchoir – et même que tu as bien cru qu’il allait être repéré quand le sac a émis un clong caractéristique lorsque tu l’as posé sur le sol en ciment de la station-service où vous vous êtes arrêtés et où tu cherchais désespérément du papier toilette ou un paquet de mouchoir dans ledit sac car dans ces contrées ce n’est pas d’usage dans trouver dans les lieux dits de commodité, parlons-en de la commodité. Encore un peu pris par le sommeil – ou la fatigue, c’est selon -, tu tends un bras vers le sac et, en général, c’est là que tu verses. Raté le Fly-tox ! Et je te passe le chapitre sur la fermeture éclair du duvet coincée, impossible de se dégager alors qu’une envie de plus en plus irrépressible te prend, encore augmentée par le – en effet délicieux mais ô combien évocateur – bruit de la rivière sautillant entre pierres plates et rochers. Je n’évoque pas non plus la bête sauvage qui hurle au loin, d’abord c’est beau, c’est grand, c’est sauvage, nous adorons nous autres et aussi tiens, c’est pas si loin que ça, on dirait que ça s’approche, vraiment c’est même assez proche et là, près, tout près, contre la toile ! et je passe sur l’averse au moment le plus choisi et aussi, bon, non, je crois bien c’est trop compliqué.
LUI :
Bon on remballe ou on mange ?
INTERMÈDE
Scène 6
ELLE :
Et si on prolongeait ?
LUI :
Comment ça ?
ELLE :
Et si on se disait : restons encore un jour, deux, trois, pourquoi pas plus, une semaine même.
LUI :
Pas si simple. Tu me fais rire !
ELLE :
J’aime bien te faire rire. Rien ne nous oblige.
IL :
Bonjour, excusez-moi de vous déranger, je viens repérer les lieux et je crois que je suis perdu.
ELLE :
Tu es beau, tu es jeune, tu es libre. Restons.
IL :
Donc c’est bien ici ? parfait ! c’est pour l’annonce, moi je suis disponible, là tout de suite.
LUI :
Tu me fais encore plus rire. Pas si simple.
IL :
Alors, disponible une heure, deux heures, au choix, voire plus, cela ne pose pas de problèmes. Qu’est-ce qui vous conviendrait le mieux ? Vous êtes là jusqu’à quand ?
ELLE :
Nous ne savons pas encore. Nous n’avons pas décidé.
IL :
Ah bon, c’est différent alors, mais vous avez les moyens ?
ELLE :
Les moyens ? et vous, vous avez les capacités ?
IL :
Ah ben oui justement oui. C’est pour cela que j’ai pris le risque.
ELLE :
Oui bien sûr.
LUI :
Le risque ? (s’adressant à ELLE) décidément tu me fais rire.
ELLE :
C’est pour ça que c’est bien !
LUI :
Donc, le risque ? bien sûr le risque (réfléchissant) le risque… ( à IL) quel risque ?
IL :
De se perdre bien sûr et d’ailleurs j’ai vraiment cru un moment que je l’étais perdu… et que je m’étais trompé… jusqu’à ce que je vous reconnaisse.
LUI :
Évidemment ! nous reconnaisse !
ELLE :
Comment avez-vous fait ?
LUI :
Tu me fais rire !
IL :
Bon ben à ce que vous avez dit là, c’est assez clair comme ça. C’était pas trop dur non plus !
ELLE :
Nous y voilà ! c’est bien plus clair en effet ! alors on reste ?
LUI :
Pas si simple.
IL :
Je commence par où ? Je commence maintenant ?
LUI :
Oui c’est une bonne idée, commencez… commencez…
IL :
Vous pouvez me tutoyer, on peut se tutoyer, non ?
ELLE :
Oui c’est pareil, on peut !
LUI :
Nous ne sommes pas tellement plus vieux que vous finalement, n’est-ce pas !
Il :
Non, enfin tout de même, si, un peu !
ELLE :
Un peu mais pas tant ! si on reste, je ne range pas le sac, c’est ça qui est bien aussi.
LUI :
Pas si simple. Attends, attends…
IL :
Pardon, il va falloir déplacer la tente, là, elle ne peut pas rester comme ça, là…
LUI :
Là, là, ben si, elle reste comme ça, là.
IL :
Non, on la déplace, oh ça ne va pas me prendre bien longtemps, je la plie vite fait moi, ne t’inquiète pas !
LUI :
Attendez, attendez ! pas si simple, nous n’avons pas décidé pour le reste.
ELLE :
On reste ?
IL :
Non mais je sens que tu t’inquiètes là, il ne faut pas, je te fais ça, moi ! tu n’auras même pas eu le temps de rien voir, tu vas voir !
ELLE :
C’est ça qui est bien, si on reste ?
LE ROUGE
Scène 7
ELLE :
J’ai toujours préféré le rouge.
LUI :
Comment ça ?
ELLE :
Depuis toujours, c’est comme ça, le rouge c’est ma couleur. J’ai tout en rouge, ma trousse de toilette, ma brosse à dents, ma brosse à cheveux, on…
LUI :
Bon, nous n’allons peut-être pas faire l’inventaire de tout ce que tu as en rouge !
ELLE :
Rien ne nous oblige.
IL :
Bonjour, je suis de la tente d’à côté, j’ai vu que vous veniez d’arriver et je voulais vous proposer un verre, disons le verre de bienvenu.
ELLE :
Comme il se doit !
IL :
Ici ? parfait ! moi je suis disponible, là, tout de suite.
LUI :
Attention au tapis de sol !
IL :
Une heure, deux heures, c’est joli ce rouge, voire plus, pas de problèmes. On peut partir sur un dîner même, selon ce qui vous ferait plaisir.
ELLE :
Nous ne savons pas encore. Nous n’avons pas décidé.
IL :
Vous vous plaisez ici?
ELLE :
Et vous?
IL :
Ah ben oui ! justement oui.
ELLE :
Oui ? c’est bien.
LUI :
C’est bien. En effet (s’adressant à ELLE) tu vois, ça plaît.
ELLE :
C’est pour ça que c’est bien !
LUI :
Oui? Si on veut (réfléchissant) c’est bien… ( à IL) c’est la première fois?
IL :
Ah non, vraiment pas, je viens tous les ans maintenant, parfois j’hésite et puis je me dis à chaque fois que j’ai bien fait. Pareil, là, je me disais tiens est-ce que j’ai bien fait ? j’aurais dû peut-être et si et ça et prise de tête… jusqu’à ce que je vous reconnaisse.
LUI :
Nous reconnaisse ?!
ELLE :
Comment avez-vous fait ?
LUI :
Tu me fais rire !
IL :
Bon ben, c’est assez clair comme ça. C’était pas trop dur non plus !
ELLE :
Plus clair en effet ! alors ?
IL :
Je commence par où ? Je commence maintenant ?
LUI :
Oui, oui.
IL :
Bon ben, je résume, vous avez vraiment la tête de deux poussins perdus qui viennent d’arriver, se demandent comment se placer, où se mettre, dans quel sens diriger l’ouverture, choisir la vue sur le plan d’eau ou sur le bouquet d’arbres, ou planter en contrebas et profiter de l’ombre du noyer.
ELLE :
Eh bien, eh bien !
LUI :
Vous êtes voyant vous finalement, n’est-ce pas !
Il :
Non, enfin tout de même, si, là, un peu !
ELLE :
Un peu tout de même mais pas tant ! et qu’est ce que vous pensez de l’endroit que nous avons choisi ? (entrant sous la tente) j’arrive !
LUI :
Ah…intéressant… alors qu’en dîtes-vous ?
IL :
Moi, pardon je vous conseillerais de bouger, oh un peu, juste de quelques mètres, il va falloir déplacer un peu la tente, là, pas rester là…
LUI :
Ah voilà autre chose… et pourquoi ça ?
IL :
Oh ça ne va pas prendre longtemps, plier vite fait, je vous aide, moi là.
LUI :
Attendez, attendez ! pourquoi faut-il bouger ?
ELLE (de l’intérieur de la tente) :
Je sors quels verres ?
LUI :
Pour l’instant, on ne sort rien, il faut croire. Alors c’est quoi la raison ?
IL :
Non mais je sens une inquiétude là, il ne faut pas, je vous fais ça, moi ! même pas le temps de rien voir, là vous allez voir ! Venez avec moi un peu plus loin, là, vous allez comprendre.
Ils sortent.
ELLE (tête hors de la tente) :
C’est bien, mais je fais quoi alors ? (les cherchant partout) vous êtes où ? hou hou ! où êtes-vous ?
Silence.
ELLE :
Bon, je prépare une petite table alors, d’accord ? (elle installe une table basse et prépare deux ou trois agapes avec beaucoup de soin et de précision) Hou ? hou ! Où êtes-vous ?
Silence. (Elle attend)
Hou ? hou ! Où êtes-vous ? C’est joli ça, ça fait une chanson, hou hou di bi di dou, où êtes-vous, vous vous hou hou…
Silence. (Elle attend)
Bon, c’est bien mais qu’est-ce que je peux préparer ? quelques canapés peut-être.
(elle tartine avec le plus grand soin quelques canapés) Tiens une olive, là, ça fera comme la cerise sur le gâteau et puis c’est joli. (chantonnant à nouveau) Cerise de mon enfance, cerise du joli temps, du temps de mon enfance…
Silence. (Elle attend)
Et les verres, je vais prendre les ballons, ça fait toujours usage comme disait ma grand-mère.
ELLE rentre dans la tente et ressort avec des verres ballons qu’elle dispose sur la table
(chantant) Les verres de ma grand-mère étaient en verre, ses verres étaient tout verts…
IL :
Votre mari m’envoie vous chercher.
ELLE :
Ce n’est pas mon mari.
IL :
Bon, votre ami, c’est pareil là, quoi !
ELLE :
Eh bien non, ce n’est pas pareil !
IL :
Oh ben si tout de même, là c’est pareil hein !
ELLE :
Eh bien non ! vous croyez qu’un mari, il vous laisserait tomber comme ça en pleine nature avec tout l’apéro qui est prêt et qui est en train de se défraîchir et tout et que j’en étais à me demander quelle musique j’allais bien mettre pour me changer les idées et se mettre en accord avec tout ce vert, vous comprenez ? Et lui, et vous oh et puis non vraiment…
IL :
Mais justement je viens vous chercher.
ELLE (désignant la table basse) :
Oui mais moi je suis prête et là ça ne peut plus attendre là, ça va s’abîmer tout de même ! vous pensez à quoi comme musique ?
IL :
Oh ça n’a pas d’importance, venez là, je vais vous montrer quelque chose par là.
ELLE :
Oui, oui c’est ça et pour la musique, vous verriez quoi vous ?
IL :
Oh vous savez là, moi la musique…
ELLE :
Quelle est votre couleur préférée ?
IL :
Euh…je ne sais pas à vrai dire, mais je viens parce que votre mari, enfin votre ami m’a chargé de vous emmener et…
ELLE :
Oui, oui c’est bien et votre couleur alors ?
IL :
Je ne m’étais jamais posé la question !
ELLE :
Eh bien, il n’est pas trop tard n’est-ce pas ! Il n’est jamais trop tard. Vous le saviez ça ? c’est un principe de vie extrêmement important. Jamais d’une part et trop tard de l’autre et puis les accoler les mettre ensemble. Vous boirez bien quelque chose ? par exemple, vous allez savoir : plutôt blanc, plutôt jaune, plutôt rouge ? c’est bien ça que vous étiez venu faire : boire un verre, n’est-ce pas ?
IL :
Oui…enfin non, là pas vraiment, mais… ah comment dire ?
ELLE :
Ah ! eh bien oui, c’est bien ça comme début : comment dire ?
IL :
Non mais là je venais de la part…
ELLE (le coupant) :
« De mon mari, non mon ami » je sais ! vous me l’avez déjà dit, alors où êtes-vous allés pendant que je m’échinais à faire tenir mes olives sur le haut du dôme de tapenade ? verte sur la noire et noire sur la verte ? hein ? où ? C’est délicieux ça, la tapenade verte, vous connaissez ? Laquelle vous préférez la verte ou la noire ?
IL :
Pas la moindre idée.
ELLE :
Eh bien goûtez, ne vous gênez surtout pas, c’est là pour ça.
IL :
Je ne sais pas si là…
ELLE :
Si quoi… si vous avez faim ? ça se mange sans faim ne vous inquiétez pas, c’est comme sur le marché en plein air ou mieux, dans l’allée de l’hypermarché, quand on vous fait goûter au milieu des couches culottes et autres articles d’entretien et à usage domestique, la dernière création du maître charcutier de Saint-Pierre du Limousin ou le Coca sans caféine sans sucre sans cocaïne et même sans bulle, tiens ! le tout à 10h15 du matin !
IL :
Euh vous venez ou bien quoi, parce que là.
ELLE (lui mettant quasiment en bouche un canapé) :
Tenez là, goûtez, goûtez mon bon monsieur, vous verrez c’est délicieux, vous allez en redemander, allez ne faîtes pas le timide, je sais ce que c’est d’abord on hésite et puis on y revient deux, trois, quatre fois et plus.
(le forçant à avaler alors qu’il résiste)
Oh mais monsieur est un grand timide, je vois… On va l’aider un peu, voilà, j’ouvre la bouche et que c’est bon et on va choisir si on préfère le vert avec la pointe de noir ou le noir avec la touche de vert et le tout avec un peu de rouge, qu’est-ce qu’il en dit le monsieur ?
IL :
Euh…euh… (s’étouffant à moitié) euh…
Il part en courant
ELLE :
Hou ? hou ! Où êtes-vous ? ça fait une chanson, hou hou di bi di dou, où êtes-vous, vous vous hou hou…
Bruits de chute au loin, jurons et courses.
ELLE :
Chou chou bi dou oua… mon cœur est à Papa…
LUI (arrivant) :
Ça y est tu lui as fait son affaire à cet olibrius ? un dingue, bien sûr qu’on allait lui dégager la vue et puis quoi encore, c’est autre chose qu’on lui a dégagée, non mais !
(s’installant bien confortablement)
Alors et cet apéro ? donc vraiment tu préfères du rouge ?
LA TYRANNIE DE LA PERFECTION
Scène 8
IL :
On est trop bien ici. C’est ça qui ne va pas, je ne sais pas pourquoi ça m’angoisse au fond.
LUI :
Comment ça ?
IL :
C’est le problème de la tyrannie de la perfection. (S’adressant à un public fictif) Vous connaissez la tyrannie de la perfection ? C’est bien, mais cela pourrait être mieux, encore mieux, toujours mieux et peut-être là plutôt que là, vous connaissez bien sûr. Par exemple vous allez au cinéma. Vous achetez votre ticket, vous faites la queue et enfin vous entrez après avoir bien bataillé – en silence – pour ne pas vous faire doubler dans la file, donc vous êtes parmi les premiers et la salle est quasiment vide, et à présent il s’agit de se précipiter sur les places les meilleures, celles du centre, mais attention à quel rang exactement ? et il faut faire vite car ça rentre, ça rentre, alors vous optez pour telle place mais peut-être telle autre serait mieux, un rang devant, ou non, tiens un rang derrière, etc. Enfin, vous avez trouvé, vous êtes installé, à présent aller ou ne pas aller aux toilettes, un miko ou pas de miko et c’est sans fin…
LUI :
Surtout si quelqu’un vient s’installer pile devant !
IL :
Oh ça, ça ne me dérange pas, après tout au cinéma, peu importe.
LUI :
Tout de même pile devant alors qu’il y a de la place partout, sur la droite sur la gauche, un rang devant, mais non c’est pile poil, pile pile, là devant !
ELLE :
Dites les hommes, regardez plutôt ce coin de verdure avec son coteau et son bois, ce n’est pas charmant ?
LUI :
Oui mais ça n’empêche…
ELLE :
Plutôt que de vous enfermer dans des salles noires, profiter un peu de la lumière, de ce plaisir d’être dehors, à l’extérieur !
LUI :
C’est charmant certes, mais ça n’empêche pas de réfléchir !
IL, se moquant :
Extérieur jour, voiture du fils, scène 3.
ELLE :
Moi je trouve que le plus merveilleux en camping c’est le bruit des objets. Par exemple quand on déjeune, le bruit des couverts, des assiettes, des plats.
LUI, signe de connivence avec IL :
Mais oui, c’est ça c’est beau le bruit de la fourchette heurtant un couteau à l’orée du bois.
ELLE :
Oui, je persiste ! et l’eau qui s’écoule de la carafe, écoutez, j’insiste écoutez…quand on est dehors, ce n’est pas autre chose peut-être ?
LUI :
De la carafe…la gourde plutôt non ?
IL :
Même en plastique ?
ELLE :
Oui, oui, ce n’est pas le problème, le fait d’être à l’extérieur apporte une sonorité différente et tout prend un autre sens, un autre poids. Je signe et contresigne.
IL :
Oh la la !
LUI :
C’est pas léger, léger (s’adressant à ELLE) Bon ça plaît, alors ?
ELLE :
C’est parfait !
LUI :
Un sur deux, pas mal, (réfléchissant) c’est bien même… (à IL) et toi ?
IL :
Ah…la question, la voilà, la fatidique… Oui ça plait, ça me plait, mais ne peut-on trouver mieux, en descendant un peu plus bas dans le vallon (désignant une direction, au lointain) vers là par exemple, que ne trouverons-nous pas ?
LUI :
Moins d’espace, moins de terrain plat pour planter, moins d’ombre !
ELLE :
Peut-être…
LUI :
Ou tout en mieux, un sol plus meuble, plus sec, plus à même de nous offrir les petits coins destinés aux multiples plaisirs et joies du camping !
IL :
Et voilà.
ELLE :
Possible aussi…
IL :
Alors décidez pour moi, ce sera plus simple.
LUI :
Oui, mais c’est du désengagement.
ELLE :
Quelle est la chose que vous préférez dans le camping ?
LUI :
L’apéro !
Il :
Quelle question difficile ! ça dépend, j’adore le matin quand tout est encore possible, mais le soir aussi quand tout se calme et qu’on est content de sa journée.
ELLE :
Ce n’est pas spécifique au camping ça ! moi indéniablement c’est le fait d’être dehors, à l’extérieur.
IL, se moquant :
Extérieur jour, parking, scène 4.
LUI :
Ah ! et sur le parking, travelling avant ou arrière ?
IL :
Oh ça va dépendre, je ne peux pas décider comme ça, il faut voir.
LUI :
Attendre, attendre…
ELLE :
De temps en temps il faut la prendre la décision, non ?
LUI :
Et il faut encore amorcer l’orée du bois !
ELLE :
L’orée du bois ?
LUI :
Oui ! pour le plop non pas de la carafe ni de la gourde d’ailleurs mais de la dive bouteille que l’on débouche là, près de la clairière à l’orée du bois, non loin du parking.
Silence.
IL :
Parking de la voiture du fils, scène 3, extérieur…
ELLE, l’interrompant :
Jour ! oui on sait ! sauf que ce serait plutôt fin de jour car c’est à la fin de la journée à la nuit, pas tombée mais tombante presque tombée, qu’il l’ouvre la dive bouteille…
Temps.
Et serait-ce pour fêter leurs retrouvailles ?
Temps.
Sa séparation d’avec sa femme ?
Temps.
LUI :
Le départ de ses parents en vacances ?
ELLE :
Le succès de leur plan d’enfer, ils ont tout le magot, les papiers, la voiture…
LUI :
C’est le résultat de nombreuses années de luttes âpres et acharnées au domaine, de travail sans relâche à la vigne, enfin le succès est là, à portée de la main, cette dive bouteille, l’émotion est à son comble, les deux verres sont prêts, sur le capot, on n’attend plus que le plop libérateur…
Silence.
IL :
La saouler avant de… ? non vraiment ?
Silence.
ELLE, un peu nerveuse, agacée :
Alors revenons-en à cette préférence, spécifique je le rappelle, dans les joies du camping ?
IL :
Je ne m’étais jamais posé la question !
ELLE :
Il n’est jamais trop tard.
LUI :
Tu me l’as ôté de la bouche !
ELLE :
Et pourtant, toi, t’ôter quelque chose de la bouche, ce n’est pas commode, gourmant et bon vivant comme tu es !
LUI :
Oui certes tu aurais préféré un homme terne et gris qui ne s’emballe jamais trop, qui n’a goût vraiment à rien, qui est d’accord sur tout et qui ne dit jamais un mot plus haut que l’autre !
ELLE, riant :
Le risque est faible…
IL :
C’est drôle tout de même, durant des années on choisit et on décide pour vous et puis un beau jour, il vous faut – enfin – choisir, élire, décider, opter et bien moi je trouve cela stressant, c’est comme cet endroit c’est angoissant tellement on y est bien, car on ne peut que y être moins bien du coup, tellement il est plein d’agréments. Et il faut être à la hauteur, à la hauteur du lieu, du moment, du plaisir…
LUI :
Mais où va t’il chercher tout ça ?!
ELLE :
À la hauteur, pourquoi y mettre une hauteur quelconque on peut y être et c’est tout !
IL :
Tyrannie de la perfection ! je le dis encore !
LUI :
Mais où vous apprend-on tout ça ?
IL :
Mais là, partout regarde, c’est fou c’est dingue ! Allume ta télé, écoute ton poste, lit ton journal, observe tes voisins, entend ce qui se dit au café…
LUI :
Subjectif, totalement subjectif !
ELLE :
Oui ben ça évidemment…je vous disais bien de regarder, d’admirer ce vallon, ce bois et ce coteau.
IL :
Même objectivement, observe ce qui se dit et se joue, prend n’importe quel film !
ELLE :
C’est reparti avec votre salle obscure, alors ! à quoi ça sert de faire des kilomètres de venir jusqu’ici et de se retrouver face à face, en dur avec le plancher des vaches, l’herbe verte, la terre, notre bonne vieille terre…
LUI :
On t’emmène là, ce n’est pas pour que tu sois plus angoissé. Tu veux qu’on aille ailleurs ?
IL :
Et c’est reparti ! choisir et choisir et décider, à n’en plus finir ! Non ! je veux d’un univers carcéral, avec des règles et des lois bien établies, bien strictes, à ne pas déroger, quitte à transgresser mais savoir les limites, les frontières, le seuil du permis et de l’interdit. Des choses claires et rigides qui ne bougent pas et qui soient ou noires ou blanches, pas un peu des deux et joliment ombrées entre chien et loup qu’on n’y voit plus où on y met les pieds !
Silence.
IL :
Et un emploi du temps, un ordre du jour, un plan de carrière, un terrain balisé !
Long silence.
LUI, hésitant :
Ça ne va pas être facile dans un terrain de camping encore, je ne dis pas, mais en camping sauvage…
ELLE :
Excellente idée ! en rajouter dans le sauvage, faire plus difficile, genre conditions extrêmes, après tout pourquoi pas ?
IL :
Non cela n’a rien à voir.
LUI :
Allez au fond des gorges, dans une grotte aussi pourquoi pas et tiens, au sommet d’une montagne, escalader durant près d’une demi-journée – parce que une journée entière alors là non, il ne faut pas exagérer – donc une demi-journée y compris la marche d’approche, je t’assure tu les as là tes règles et encadrements nécessaires, pas question de faire un pas de travers, d’ailleurs on est encordé comme ça c’est beaucoup plus clair pour tout le monde.
ELLE :
Et puis on est au-dessus de la mer de nuages et c’est magique, merveilleux, mirobolant, splendide à voir et à vivre !
IL :
Et voilà, c’est encore reparti !
Temps.
C’est comme s’il fallait absolument profiter, vous pouvez comprendre ça non ? Comme c’est beau, c’est ceci, c’est cela…
LUI :
Objectivement, ça l’est, non ? Ici par exemple ?
ELLE :
Incontournable.
IL :
Oui ! justement ! indéniablement, c’est magnifique ET agréable ! Et…et…et…il faut en profiter, que ça rapporte, pas en termes financiers évidemment, mais vous, votre génération, à force de repousser le mercantile, vous vous rattrapez autrement. Somme toute et au bout du compte, voire tout compte fait, il faut que ce soit rentable aussi finalement ! Et bien c’est pénible, croyez-moi !
LAVABO
Scène 9
ELLE est en train de se laver les mains aux lavabos communs du camping. LUI arrive et commence son entreprise de séduction qui passe par sourires, regards, petits signes divers et autres sans grand succès.
LUI, se décidant à se lancer :
Bonjour ! cela fait longtemps que vous venez ici ? vous êtes arrivés depuis quand ? oh cela doit faire déjà un moment, vous êtes déjà bronzée ! ou alors vous êtes toujours bronzée peut-être ? enfin, je veux dire, pas toute l’année, mais, non c’est pas ce que je veux dire, ah oui, plutôt, vous c’est toujours une mine superbe, l’air enjoué, la forme !
ELLE, passant devant lui pour atteindre le savon liquide dans la fiole fichée dans le carrelage :
Excusez-moi.
LUI :
Je vous en prie, tout le plaisir est pour moi. Il fait beau hein ? enfin pas tant que ça non plus mais c’est pas mal et puis dès que le grain est passé, le soleil brille à nouveau, hein ? Après la pluie, le beau temps ! comme on dit…
ELLE :
…
LUI :
Et c’est quoi votre nom ?
ELLE :
Ça dépend de l’option.
LUI :
L’option ? ah ! ben oui, bien sûr ! l’option, comme pour les abonnements…
ELLE :
Les voitures plutôt, non ?
LUI :
Ah ? vous aimez les voitures ? ça alors, c’est rare chez une femme !
ELLE :
Je n’ai pas dit que j’aimais les voitures ! ne me faîtes pas dire une bêtise pareille !
LUI :
Bon, en même temps, aimer les voitures ce n’est pas si grave non plus, hein ? Pour venir jusqu’ici, vous êtes bien arrivée jusqu’ici en voiture, non ? ou par le bus peut-être, la navette qui dépose au carrefour ? ah ! voilà ! vous êtes plutôt genre écolo c’est ça ? sac à dos et à pied depuis le carrefour. C’est drôle, on ne dirait pas ! et alors vous n’êtes pas en caravane, je suppose, c’est bien ça ? la petite canadienne et puis rien d’autre, à la dure, hein ? Proche de la nature et tout ça. Non ? c’est bien ça ? ou je me trompe ? vous ne voulez pas me répondre ? pourquoi vous ne dites rien ?
ELLE :
Encore faudrait-il que vous m’en laissiez le temps.
LUI :
Ouah ! c’est bien dit !
ELLE :
… ?
LUI :
Non vraiment, vous avez raison du reste, il faut s’exprimer correctement, moi c’est toujours ce que je dis…
ELLE :
Oui sans doute.
LUI :
Vous ne m’avez toujours pas dit…
ELLE :
Dis quoi ?
LUI :
Votre petit nom ?
ELLE :
Qu’est ce que vous entendez par là : petit nom ? parce qu’il y a un grand nom ?
LUI :
Bien sûr ! vous ne savez pas ça ?
ELLE :
Eh bien, non figurez-vous, je ne sais pas, j’ignore absolument tout de cette pratique, je n’en ai pas la moindre idée !
LUI :
Bon là, vous vous moquez c’est ça ?
ELLE :
Comment ça je me moque ? Mais pas le moins du monde ! pourquoi me moquerais-je et de quoi ? ce ne serait pas plutôt vous qui êtes en train de vous moquer de moi, me taquiner un tant soit peu ?
LUI :
Non mais c’est bizarre tout de même, vous êtes du camping ? j’ai presque du mal à le croire !
ELLE :
En voilà une question étrange, vous changez du tout ou tout alors !
LUI :
Ah vous êtes en camping-car ! c’est ça ! je comprends mieux à présent !
ELLE :
Peu importe !
LUI :
Bon ben, peu importe en effet.
ELLE :
Et vous, vous venez depuis longtemps ici ?
LUI :
Oh la ! moi, cela va faire 15 ans bientôt que je viens, toujours le même endroit, je connais, j’aime bien, je me retrouve, un peu comme mon pays, vous voyez ?
ELLE :
Toujours au même endroit, vous voulez dire toujours au même emplacement ?
LUI :
Ah ben oui, sinon ce n’est pas pareil, enfin à peu de chose près, il ne faut pas être totalement rigide non plus. C’est toujours ce que je dis, si les gens étaient un peu plus flexibles, hein ! c’est comme pour le reste, les emplois du temps, l’organisation et tout ça, il faut être souple, moi, c’est ce que je dis toujours ! alors bon, ils me connaissent maintenant et comme j’arrive toujours plus ou moins à la même époque, ils me la gardent la place, mais en même temps je comprends bien, quand ils ne peuvent pas, c’est qu’ils ne peuvent pas ! Si quelqu’un est arrivé avant et qu’il n’y avait pas de place ailleurs, alors ils ne vont pas me la garder sous prétexte que, hein ? sous quel prétexte d’ailleurs ? parce que disons j’y étais déjà l’an passé, ou encore l’année d’avant, bon d’accord mais en même temps eh bien, non voyez, ça ne peut pas se passer toujours comme on voudrait, c’est toujours ce que je dis moi, le mieux que l’on fait qu’on a c’est déjà très bien, il ne faut pas chercher plus, après ça devient de la maniaquerie, vous voyez ?
ELLE :
Je crois que je commence à voir, comme vous dites, en effet.
LUI :
Donc voilà, toujours là. Le voyage en deux temps, toujours. Départ à l’aube et pause, déjeuner, repos. On repart le lendemain, à l’aube encore.
ELLE :
Ah ! vous venez de loin !
LUI :
Oui, non ! enfin, peu importe comme vous diriez ! Disons que j’aime prendre mon temps. J’aime prendre le temps. Comme je dis toujours, « moi, il me faut prendre le temps ». Et puis comme je dis aussi, on ne peut rien faire de bon sans y mettre le temps, n’est-ce pas ! vous n’êtes pas d’accord ?
ELLE :
Vous êtes en caravane ?
LUI :
Oui bien sûr ! Ah, la voiture…ça va vous déplaire ça, je le sens bien. Aïe !
ELLE :
Mais qu’est-ce que vous dites ? mais non…!
LUI :
Parce que c’est comme pour le temps, j’aime le prendre, mais il ne faut pas le perdre non plus. Alors la caravane, moi, je trouve ça idéal. On s’arrête et pof tout est là, à portée de main, bien en ordre, pratique. Bon, comme je dis toujours ça demande un peu de méthode mais quelle récompense après. Vous cherchez quelque chose ? vous l’avez à portée de main, là, toujours à disposition. Bien sûr, ça demande du temps. Le temps du rangement. Je vous le dis : tout est question de temps et moi bon, ben comme je le disais, j’aime prendre le temps.
ELLE :
Je vois, je vois.
LUI :
Alors oui bien sûr, vous allez me dire la voiture, tout ça, ce n’est pas du véritable…
ELLE, l’interrompant :
Mais pourquoi vous insistez avec cette voiture ? je ne parle pas de la voiture moi et d’ailleurs, vous pourriez aussi bien être en camping-car, tout est à portée de main aussi finalement.
LUI :
Oui, mais là, oh la, oh, ce n’est pas le même tarif non plus ! Bon alors d’accord, il y a camping-car et camping-car, bien entendu, mais ce n’est pas pareil. Avec le camping-car, vous avez toujours le véhicule, vous comprenez, il est collé, comme scotché à vous, ce n’est pas la même chose, pas la même liberté.
ELLE :
Liberté ?
LUI :
Oui je sais, ça fait grand mot « liberté » et comme je dis toujours, évitons les grands mots qui ne veulent plus dire grand chose.
ELLE :
Non, non, je trouve que c’est intéressant d’évoquer le concept de liberté dans ce cadre-là !
LUI :
Pardon ?!
ELLE :
Dans le cadre de l’utilisation de son véhicule, j’aurais plutôt parié pour plus de liberté dans le cas du camping-car, mais je comprends que votre point de vue est tout à fait différent.
LUI : Ah ben disons que oui, forcément parce que comme j’aime à le dire, c’est fondamental de retrouver comme une liberté dans le camping c’est ça et pour moi, c’est avec la caravane qu’on s’en approche le plus, vous posez votre maison quelque part et plus rien ne vous retient à la civilisation, enfin tout de même si, bien sûr, mais vous voyez ce que je veux dire, on peut laisser sa voiture, on a tout là avec soi et on est ailleurs que chez soi. Alors ça vous voyez c’est formidable ! c’est comme je dis souvent le chez soi hors de chez soi, l’exotisme à l maison si vous préférez, vous voyez la nuance, enfin je dis exotisme là encore c’est un grand mot, je sais, je veux dire on se retrouve dans son univers, son intérieur, et ça partout où l’on veut ! Alors vous allez…
ELLE, l’interrompant :
Avec le camping-car aussi, il me semble, non ?
LUI :
Vous me l’avez retiré de la bouche ! j’allais dire : vous allez me dire qu’avec le camping-car, c’est pareil ! eh bien non ! vous vous imaginez vivre dans votre voiture ? ce n’est pas du tout la même chose, tout à coup, votre maison c’est votre voiture, ça n’a plus rien à voir, vous voyez la différence ?
ELLE :
Je vois, je vois…
LUI :
Dans un cas, on a son chez soi partout, dans l’autre, sa voiture est devenue son chez soi. Ah ! on ne peut pas dire que ce soit la même chose ! comme je dis souvent c’est pas comparable…
AUTRE
Scène 10
Un homme sort la tête d’une tente, ébouriffé, l’air encore endormi, il tente d’ouvrir les yeux plus grands, baille, regarde à gauche, à droite, au-dessus, devant.
IL :
Bonjour ! o soleil, vie, ciel, oiseaux, et bêtes rampantes !
Il s’extrait de la tente avec quelques difficultés et précautions puis se met en position pour faire des exercices d’étirement et d’échauffement assortis de bruits et borborygmes étranges.
C’est comme si j’avais déjà vécu ça
Comme si je reconnaissais l’endroit !
Un autre homme sort de la tente, postérieur en tête, il s’en extrait assez brutalement, fait une galipette, se redresse sur ses jambes et commence à faire des exercices nettement plus sportifs. Il accompagne ses mouvements de petits souffles réguliers de respirations plus ou moins sonores. Il sautille, se baisse sur ses genoux les bras tendus à l’horizontale, se redresse, etc.
IL :
Tu t’es déjà posé la question de savoir si tu étais toujours le même ?
LUI :
Comment ça ?
IL :
C’est le problème de durée, sur une vie, arrive un moment où tu te demandes si tu as bien vécu ce que tu as vécu avant. Si tu es toujours le même en quelque sorte, si c’est bien toi qui a vécu ça et ça avant, tu vois ?
LUI :
Non, pas franchement, tu ne veux pas me sortir le café-là plutôt que me poser tes questions standards débiles à la mode.
IL :
Oh ça va, elles ne sont ni débiles ni standards et encore moins à la mode de Caen !
LUI :
Bravo ! drôle très drôle !
Et ce café ?
ELLE, de l’intérieur de la tente :
Le vrai ou le déca ?
LUI :
Du déca ?! non je rêve… mais vous vous croyez où non c’est pas vrai…
ELLE, idem :
Tiens, on a oublié le sucre ou je rêve ?
LUI :
Sucre ou… sucrette à l’aspartam ?!
IL, se moquant :
Et à part les différents modes de sucre et de café, les vraies questions existentielles, ça ne te travaille pas plus que ça ?
LUI :
Mais oui, c’est ça… c’est vrai, les grand et beaux problèmes de l’humanité qui se regarde le nombril et se demande si c’est bien elle qui a vécu ça avant ou un autre ou bien qui alors ? et un monde parallèle hein, pourquoi pas ? tout est faux ici-bas, nous ne sommes que le – pâle – reflet d’un autre monde beaucoup plus riche plus audacieux plus précieux que celui que nous connaissons et croyons être le monde. Le vrai. L’unique. Le réel en quelque sorte
ELLE, idem :
Ah ! trouvé !
LUI :
Un réel et un seul ou plusieurs et lequel est le vrai réel ?
IL :
Mais c’est intéressant ! peut-être ce monde n’est qu’illusion et dans ce cas la souffrance itou n’est qu’illusion…
LUI :
Et le plaisir aussi alors ? (s’adressant à ELLE) Tu t’en sors ?
ELLE :
C’est parfait !
IL :
Ah… le plaisir…c’est autre chose ça…
LUI :
Mais non ! sans souffrance pas de plaisir !
ELLE, idem :
Peut-être…
IL :
Trop simple ! tout dépend de quel moment tu parles, quel est le moment de ta vie que tu es en train de vivre.
ELLE, toujours de l’intérieur de la tente :
Ah si ! Peut-être…
LUI :
Oh la oh la, je t’arrête tout de suite…
ELLE, toujours depuis la tente :
Ah non, rien…
Les deux hommes se regardent et écoutent ce qui va suivre.
ELLE, plus fort :
Non, non, rien ! ce n’est pas la peine !
LUI :
Ce n’est pas tant une question de moment que d’expérience. En clair, comment apprécier ce qui est bon si tu n’as jamais goûté ce qui est mauvais,
IL :
Et voilà.
ELLE, idem :
Possible aussi…
IL :
Alors tu crois vraiment qu’il faut en baver pour aimer.
LUI :
Dit comme ça, c’est bêtement judéo-chrétien et l’hôpital qui se fout de la charité !
IL :
De toute façon je ne parlais pas de ça mais du fait d’être un autre. Enfin de ne pas se reconnaître soi.
LUI :
Ou se connaître… blablabla…
IL :
De ne pas reconnaître une partie de la vie qu’on a eu avant par exemple. Toi enfant, tu t’en souviens ? tu t’y retrouves ?
LUI :
Je ne sais pas, enfin j’étais enfant, alors c’est différent. Bien sûr j’ai changé depuis.